En Tunisie, Abou Hassan el-Chadhili, sage parmi les sages

Né au Maroc, ce maître soufi a initié des rituels encore en vigueur aujourd’hui. Rebaptisé Sidi Belhassen Chedly par les Tunisiens, il a aussi introduit à Tunis l’habitude de consommer du café.

La cour intérieure du mausolée Sidi Belhassen Chedly, qui surplombe le cimetière du Jellaz, à Tunis. © Montage JA; DR

Publié le 16 août 2023 Lecture : 5 minutes.

SAINTS ET MARABOUTS : LES TROIS PROTECTEURS DE TUNIS (3/3) – Si Tunis n’a été qu’une étape dans son parcours, elle a été essentielle pour la cité. Son corps est inhumé en Égypte, mais son esprit est encore vénéré sur la colline qui porte son nom, qui surplombe le cimetière du Jellaz, à Tunis.

Sidi Belhassen est une vigie, et la confrérie (tariqa, voie mystique) qu’il a fondée participe à promouvoir un islam éclairé qui fait la jonction entre le dogme sunnite et un soufisme dépouillé de son opacité.

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Cette colline est un lieu à forte charge mystique. Le maître soufi Ibn Arabi assurait y avoir croisé, quelques années auparavant, le prophète El Khidr. « Cette terre est chaude », dit-on en dialecte.

Né dans le Rif marocain aux alentours de 1197, Abou Hassan el-Chadhili est un chérif de la lignée d’Omar Ben Idriss. Il paracheva sa quête spirituelle en entreprenant, à 20 ans, un voyage initiatique. Il fit de Tunis son point d’ancrage, le lieu où il revenait se ressourcer après avoir engrangé d’innombrables savoirs auprès de maîtres partout en Orient.

Il rencontra dans les environs de Tunis l’un de ceux qu’il cherchait, Abou Saïd el-Baji, le célèbre Sidi Bou Saïd, qui lui révéla sa sainteté et auprès de qui il développa son ascèse soufie.

Il se rendit ensuite à Bagdad, en quête de l’insaisissable « pôle des saints ». Là, on lui signifia que le grand maître qu’il cherchait était au Maroc. Il y retourna et devint ainsi le disciple d’Abdeslam Ibn Mashish el-Alami, lequel mettra fin à son initiation en lui attribuant le nom d’El-Chadhili (une contraction de châdhdhoun – isolé, solitaire – et du possessif – à moi – qui signifierait « exclusivement à Mon service et Mon amour ») une fois que lui fut dévoilée la réponse à sa question récurrente sur le nom de Dieu qui ne peut être énoncé. « Il est en toi » fut une révélation et une ouverture sur l’infini. Avec ce retour aux sources, la boucle de l’apprentissage était bouclée et la quête récompensée.

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Désormais maître soufi, Abou Hassan el-Chadhili, sur sa colline de Tunis, s’entoura de compagnons. Ils seront quarante à suivre son enseignement et à partager sa profonde spiritualité. Parmi eux, Sidi el-Gorjani, Sidi Ali el-Hattab, Sidi Mohamed Cherif et Saïda Manoubia, qui seront à leur tour ses ambassadeurs les plus illustres auprès du peuple tunisien.

Il devient cheikh Belhassen Chedly, affine sa doctrine et distingue entre mysticisme, ésotérisme et soufisme. Il crée un courant qui fait la jonction entre l’islam et le soufisme, ou tasawwuf, permettant – à travers la connaissance (al-maarifa) de la métaphysique – d’atteindre un niveau ultime de la réalité, selon Abdel Halim Mahmoud, de la Madrasa el-Chadhiliya (l’école de la Chadhiliya).

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Menace pour le pouvoir

Le niveau de réflexion est si riche qu’en 2020 les spécialistes réunis dans le cadre d’un forum consacré au maître de Belhassen, Abdeslam Ibn Mashish, estiment que « le soufisme a des réponses à apporter à toutes les problématiques qui secouent le monde moderne, telles la citoyenneté, le dialogue des religions ou encore le message empreint d’amour, de paix, de tolérance de la spiritualité musulmane ». Même si le raisonnement n’est pas simple à appréhender pour le commun des mortels.

Abou Hassan, par sa piété et son recueillement, deviendra très populaire, au point d’indisposer l’entourage du sultan hafside Abou Zakaria el-Hafsi, qui avait fait de Tunis sa capitale. Le chef des juges, Abou el-Qasim Ibn el-Bara, prit ombrage de l’influence de Chadhili et le considéra comme une menace pour le pouvoir.

La confrérie est en place, les relais assurés, il est temps pour Abou Hassan de reprendre la route. Mais il restera dans la mémoire collective et continuera de susciter une forme d’affection respectueuse. Les chants de louanges qui lui sont adressés le nomment « baba » – père – et « Sidi ».

Ce sage parmi les sages fait parfois irruption dans le quotidien de manière anecdotique. « Seul Dieu ou Sidi Belhassen pourront vous dire si la Constitution sera prête le 20 juin », avait ainsi assené, en 2022, l’ancien doyen de la faculté de droit, Sadok Belaïd, à bout d’arguments quand son projet de Constitution a été écarté par le président Kaïs Saïed.

Dans un autre registre, une infectiologue, commentant la gestion de la pandémie de Covid-19, avait imputé à la protection de Sidi Belhassen le fait que le système hospitalier, pourtant mal en point, ne s’était pas effondré. Quand l’humain peine à trouver des explications rationnelles, il s’adresse aux saints. Les miracles ne sont jamais loin, mais difficile de ne pas les ramener à des contes, même prodigieux.

Le premier à être étonné d’être ainsi invoqué dans des affaires politiques ou face à des fléaux aurait été le saint lui-même : il était vénéré pour sa spiritualité et non pour ses interventions dans les affaires des hommes. Une seule est d’ailleurs attestée : il avait ramené de l’un de ses voyages en Orient des graines de caféier, introduisant l’usage de la consommation du café auprès de ses disciples afin de les aider à se tenir éveillés durant les invocations nocturnes. À Tunis, le patio du mausolée de Sidi Belhassen est d’ailleurs considéré comme le plus ancien café de la ville.

Moment extatique

Ce mausolée rassemble sans distinction toutes les couches sociales. Quand les hommes s’alignent, vêtus du bden, épaisse tunique de laine (souf, dont dérive le mot soufi), ils ne sont plus des individus distincts mais un seul qui, à travers les psalmodies, se lance dans une quête de l’unique et de l’inatteignable.

Un moment souvent extatique mais sans rien d’ostentatoire. Ici, dans le patio de la seconde aile du mausolée, le dhikr, l’invocation répétitive et scandée, est dans la retenue, sans cris ni évanouissements. Il se déroule, se déploie jusqu’au vertige sous les houa – « Lui » –, qui désignent Dieu. Les yeux brillent et fixent le ciel à l’unisson de voix vibrantes et suppliantes.

Chaque vendredi prépare la visite rituelle du samedi. Entre la prière du crépuscule et celle du soir, six parties du Coran sont récitées collectivement jusqu’à aboutir, au fil des semaines, à une lecture de l’ensemble du texte saint pour entamer un nouveau cycle. Le samedi, la visite rituelle réunit notables et gens du petit peuple, en gommant toutes les différences. Le seul Sidi, c’est lui, Abou Hassan le serviteur de Dieu.

Le rituel est scrupuleusement respecté. Il débute par une psalmodie, répétée sept fois, de versets du Coran autour d’une thématique, puis le cheikh à la tête de la confrérie conduit une récitation collective qui reprendra, également sept fois et d’une même voix, des citations de Belhassen Chedly. Un moment de dévotion sincère et intense, reflet d’une profonde humilité. Le cheikh se rend ensuite dans la grotte où Sidi Belhassen méditait.

La légende rapporte que, dans cet espace étroit, le Prophète serait apparu au saint et lui aurait dit qu’il reviendrait tous les ans, l’été, la veille d’un vendredi, sans lui préciser ni date ni intervalle de temps. Depuis, tous les jeudis soir de l’été, des invocations nocturnes forment les « 14 », du nombre de semaines successives où les disciples se réunissent dans une litanie infinie où la voix, à la fois invoquante et souffle divin, contribue à un détachement paisible et à une élévation spirituelle.

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