En Tunisie, un découpage électoral qui soulève plus de questions qu’il n’en résout
L’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) planche sur un nouveau découpage dans la perspective des futurs scrutins, dont la présidentielle de 2024. Mais la méthode choisie inquiète certains experts, qui réclament plus de concertation.
N’eût été la vigilance des acteurs de la société civile, le nouveau découpage électoral que compte présenter l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) serait peut-être passé inaperçu. Il pèche pourtant par quelques défaillances, ou pour être plus précis par des contradictions et des zones d’ombre qui risquent d’avoir une influence réelle sur les futurs résultats électoraux.
Mais de quels scrutins parle-t-on ? Si le rythme quinquennal est respecté – et si les finances publiques, particulièrement mises à mal, le permettent –, une présidentielle devrait se tenir fin 2024. Précédée, en 2023, d’élections locales. Pour le moment cependant, aucune échéance a été fixée.
Les conseils municipaux ont été dissouts en mars 2023, exactement la veille de la publication au Journal officiel du décret-loi n°2023-10 du 8 mars 2023, régissant les élections des conseils locaux, et la composition des conseils régionaux et des districts. Depuis, le pouvoir local – ou du moins la prise de décision au niveau local – connait une vacance, puisqu’aucune structure relai n’a été prévue.
Des élections sont également nécessaires pour parachever la mise en place par la base des instances du système politique prévues par la Constitution d’août 2022. Face à de tels enjeux, certains observateurs et experts s’inquiètent donc des conséquences du découpage électoral et déplorent que, s’agissant d’un projet national, il n’y ait pas eu de concertations avec tous les responsables concernés. Jeune Afrique détaille l’avancement de la procédure, les enjeux et le contexte de ce nouvel épisode de la vie politique et institutionnelle tunisienne.
Élargissement de l’assise électorale
L’Isie n’a pas pris soin de consulter les experts en découpage électoral, en démographie ou en territoire. Sans rien dévoiler de sa méthodologie, elle a mis tout le monde devant le fait accompli en annonçant l’achèvement du travail de terrain et va procéder, dès ce mois de juillet, au découpage des circonscriptions électorales, en prévision des élections des conseils locaux.
Les régions en Tunisie sont subdivisées en gouvernorats, eux-mêmes composés de délégations qui regroupent des secteurs. Selon Ridha Missaoui, directeur exécutif de l’Isie, l’approche de l’instance s’est déployée sur deux axes : « Le premier concerne la carte administrative de la République tunisienne, et le deuxième consiste en l’inscription des électeurs dans les circonscriptions selon leur adresse. »
L’essentiel du découpage, ou du moins ce qui semble résulter de la présentation faite par l’Isie, a consisté à répartir différemment les secteurs dans les délégations qui en comptaient moins de cinq. Ainsi, selon le porte-parole de l’instance, Mohamed Tlili Mansri, Gafsa passe de 76 à 86 délégations, et le pays en comptera au total près de 2 155, contre 2 085 en 2018. Ce découpage qui élargit l’assise électorale convient au système de gouvernance par la base, qui repose sur chaque circonscription.
Des scrutins locaux essentiels
Aucune disposition sur les délais et les conditions de la tenue d’un scrutin local ne figure dans la Constitution adoptée en 2022. Néanmoins les élections locales sont nécessaires pour désigner les membres des comités locaux, vivier où seront tirés au sort ceux qui siègeront au comité régionaux, puis, par la même opération, ceux qui seront au conseil des régions et des districts, qui aura le rôle de seconde chambre selon la loi fondamentale. Une opération clé pour mettre en place la restructuration politique voulue par Kaïs Saïed.
Il lui faudra faire avec la réticence des citoyens à l’égard des élections locales, dans la mesure où dans l’esprit de la majorité des Tunisiens, la qualité d’une gestion locale est mesurée à l’aune des services fournis à la population, et n’est pas considérée comme un pouvoir à disposition des citoyens. Cependant, engager un découpage électoral à moins d’un an d’un scrutin n’est pas la meilleure des options selon les normes internationales.
L’Isie outrepasse-t-elle son rôle ?
Selon Tarak Garouachi, du bureau exécutif du réseau Mourakiboune, organisme d’observation des élections, l’Isie n’est pas habilitée – ni de manière légale ni sur le plan réglementaire – à opérer ce découpage, en tout cas pas de la façon dont celui-ci a été mené.
Il se réfère au décret n°10 qui stipule que les limites des circonscriptions électorales sont fixées par décret et en conclut que « l’exécutif est chargé du processus, pas l’Isie, qui a un rôle consultatif par la suite. De ce fait, elle n’a aucune autorité pour procéder au nouveau découpage territorial des circonscriptions électorales ».
En tant qu’intervenant technique, l’instance peut suggérer des précisons ou des rectifications. Mais il aurait fallu que le législatif encadre l’élaboration du texte. Mourakiboune, et d’autres observateurs avec lui, constate que, comme pour le découpage opéré en 2022 pour les élections législatives, l’Isie n’a pas tenu compte de leur expertise et n’a pas jugé bon de les consulter. Résultat : le projet est opaque, d’autant que l’instance ne présente pas la méthodologie avec laquelle elle a procédé.
Risques et conséquences
L’Isie n’a visiblement pas appris de ses erreurs, puisque le score très faible de la participation aux dernières législatives est imputable en partie à un découpage électoral qui ne s’appuyait pas sur les nombreuses spécificités territoriales ou démographiques.
Les observateurs relèvent également qu’aucun recensement de la population n’a été effectué depuis 2014, alors que le corps électoral est passé de 7 millions à 9 millions entre 2014 et 2019. Ce qui indique des changements au niveau de la population. Mais un découpage électoral approximatif et conduit sans respect des normes a eu des répercussions sur la participation désastreuse aux législatives. « Plus tu divises la base, moins tu as d’impact sur l’opinion publique, et tu n’obtiens pas de représentativité, surtout que le vote est uninominal », précise Tarak Garouachi.
Le découpage qu’entreprend l’instance ne tient compte que du nombre d’électeurs. Il omet également que certaines communes ou localités sont dépendantes administrativement d’un chef-lieu, mais risquent, à travers cette nouvelle répartition, de se retrouver électoralement rattachées à un autre.
Des considérations techniques qui inquiètent les observateurs. Certains estiment qu’un découpage excessif est préjudiciable, même si le système politique tend à une décentralisation. Ils remarquent aussi qu’à un niveau logistique il faudrait qu’il y ait des écoles, qui font d’ordinaire office de bureau de vote, dans toutes les nouvelles circonscriptions.
Absence de recours
Difficile d’influer sur le processus en marche ou de songer à un recours pour le bloquer. Seule une décision de la Cour constitutionnelle serait habilitée à le faire, mais cette Cour n’a toujours pas été créée et aucun organisme, pas même temporaire, ne la remplace.
L’essentiel n’en demeure pas moins l’absence de précisions sur la méthodologie « pour au moins savoir quelles peuvent être les projections que l’on peut élaborer », commente le réseau Mourakiboune. Mais la question sous-jacente porte sur les raisons de l’omerta que l’Isie pratique, omerta d’autant plus préoccupantes que la même procédure a conduit aux résultats que l’on sait au moment des législatives.
« Quelles sont les règles et les critères à partir desquels l’Isie a travaillé ? Quel est l’objectif de son attitude ? Ces élections désignent des représentants qui relaient l’avis des citoyens, ce n’est pas une futilité », assène un expert à défaut de pouvoir effectuer une analyse.
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