L’éducation en situation d’urgence peut-elle sauver des vies ?
L’éducation, un secteur négligé depuis longtemps par les interventions humanitaires, selon certaines organisations humanitaires, est de plus en plus considérée comme essentielle en périodes de crises, pourtant les bailleurs restent réticents à financer ce secteur, en partie parce qu’ils estiment qu’il ne permet pas de sauver des vies, ont expliqué les experts de l’aide humanitaire.
Les urgences limitent gravement l’accès des enfants à l’école. Ainsi, plus de la moitié des enfants du monde qui n’ont pas achevé le cursus primaire vivent dans des pays touchés par les conflits armés, ont indiqué Susan Nicolai et Carl Triplehorn, experts de l’éducation en situation d’urgence, dans un rapport publié par l’Overseas Development Institute.
Un enfant réfugié en Afrique rurale a une chance sur 16 de fréquenter un établissement secondaire, et pour les enfants déplacés internes, les chances sont encore plus faibles, selon un rapport mondial sur l’éducation en situation d’urgence, publié en 2006 par la Commission des femmes pour les femmes et les enfants réfugiés.
Pourtant, lorsque les bailleurs ont décidé quels secteurs financer en 2008, l’éducation est arrivée derrière l’alimentation, la santé, l’eau et l’assainissement, l’agriculture et les infrastructures, d’après les données des Nations Unies sur les subventions humanitaires.
L’éducation en situation d’urgence s’est vu allouer à peine 3,1% du budget global accordé à l’aide humanitaire en 2008, et en 2007, les Etats-Unis, la France, le Portugal, l’Autriche, l’Allemagne, l’Espagne, la Belgique, le Japon et la Suisse avaient alloué chacun à l’éducation de base moins de trois pour cent du montant total qu’ils avaient consacré à l’aide humanitaire.
L’éducation permet-elle de sauver des vies ?
Dans certains cas, l’éducation peut directement sauver des vies, à en croire Deborah Haines, conseillère en éducation d’urgence pour Save the Children, surtout quand elle permet de préparer les enfants à éviter les crises ou à en atténuer les conséquences.
Mme Haines a notamment expliqué qu’on pouvait enseigner aux enfants les dangers des mines terrestres, leur apprendre quoi faire en cas de tremblement de terre, ou apprendre à nager aux enfants qui vivent dans des régions sujettes aux crues.
« Pendant une épidémie, de choléra ou de malaria, par exemple, diffuser des messages importants sur la santé et l’hygiène ou informer les familles qu’elles doivent immuniser les enfants permet de sauver des vies, comme c’est le cas lorsqu’on donne aux enfants associés avec des forces armées d’autres choix que celui du combat », a expliqué Mme Haines.
« Nous sommes ici pour nous occuper de la prévention et du traitement du choléra », a déclaré à IRIN Brian Casey, directeur de l’organisme d’aide d’urgence GOAL, depuis la ligne de front de la lutte contre le choléra au Zimbabwe. « L’éducation est un élément crucial de cette intervention d’urgence et ne peut être ignorée. Il ne sert à rien de distribuer des biens aux populations si elles ne savent pas s’en servir… cela peut même les mettre d’autant plus en danger ».
En outre, l’éducation permet de protéger les enfants des préjudices physiques, de l’exploitation et de la violence, a indiqué Ellen Van Kalmthout, spécialiste principale de l’éducation au Fonds des Nations Unies pour l’enfance (UNICEF) à New York.
Un jeune garçon âgé de 12 ans, auparavant associé avec les forces armées de République démocratique du Congo (RDC), a ainsi confié à Save the Children que sans éducation, il continuerait à « arpenter les sentiers de la mort ».
C’est seulement au fil du temps que les propriétés vitales de l’éducation deviennent indirectes et évidentes. Les enfants nés de mères sans instruction, par exemple, ont deux fois plus de risques de mourir que ceux nés de mères ayant trois années d’éducation primaire ou plus, selon un rapport publié par Save the Children en 2007.
« Dans le cadre de certaines interventions à court terme, il serait douteux d’affirmer que l’éducation en situation d’urgence est une mesure qui permet de sauver des vies, du moins pas de manière aussi directe et évidente que l’alimentation, l’hébergement, la protection ou les interventions dans le domaine de l’eau et de l’assainissement », a néanmoins estimé un expert de l’éducation d’urgence en Serbie.
Définitions
Mais les bailleurs et les organisations humanitaires n’ont pas toujours le temps d’attendre des résultats à long terme ; ils veulent généralement financer les activités dont les répercussions sont immédiates et tangibles, a écrit Gerald Martone dans un rapport publié par l’International Rescue Committee en 2007 et intitulé Educating Children in Emergency Settings – an Unexpected Lifeline (Eduquer les enfants en contexte d’urgence, une bouée de sauvetage insoupçonnée).
« L’obstacle principal à la promotion de l’éducation en situation d’urgence, c’est que pour certains, elle n’entre pas dans les limites étroites du mandat humanitaire qui consiste à sauver des vies », a déclaré à IRIN Isabelle Coombes, directrice des politiques, de la stratégie et des finances de l’Office d’aide humanitaire de la Commission européenne (ECHO). « En adoptant le point de vue étriqué de la survie, on en arrive aisément à la conclusion que l’éducation ne permet pas de sauver des vies ».
« Notre soutien en matière d’aide humanitaire est fonction des besoins. Nous soutenons le processus de priorisation des besoins vitaux d’urgence en premier lieu, suivis de ceux qui permettent de réduire les souffrances et les atteintes à la dignité… L’aide doit permettre, d’abord et avant tout, de sauver et de préserver des vies », a indiqué le porte-parole du Département britannique d’aide au développement international.
Poser la mauvaise question
Mais pour Mme Haines de Save the Children, en se demandant si l’éducation en situation d’urgence permet de sauver des vies, on se pose la mauvaise question. « Pourquoi doit-on convaincre les bailleurs que cela [l’éducation] permet de sauver des vies ? Est-ce bien utile d’être obligé de répondre à cette question pour justifier une intervention ? ».
« Ces dernières années, les secours humanitaires sont devenus plus sophistiqués, à mesure que les praticiens prenaient conscience de la nécessité de traiter les causes profondes de la vulnérabilité, d’aider les populations à se rétablir et à reconstruire leurs vies sur le long terme, et de promouvoir la dignité humaine », a expliqué Mme Haines. « L’éducation est parfaitement adaptée à cette nouvelle approche puisqu’elle soutient le rétablissement des enfants à long terme, en aidant à les protéger et en leur donnant une dignité ».
Dans le même temps, certains travailleurs humanitaires affirment que dans certains contextes, les interventions menées dans des secteurs que l’on juge vitaux ne permettent parfois pas de sauver des vies.
« Dans bon nombre de situations, rien ne permet réellement de "sauver des vies". Au Mozambique [après les crues] les populations ont construit leurs propres refuges, il y avait des chèvres et des poulets qui traînaient et plein de maïs à manger, et pourtant les populations ont reçu une aide alimentaire et des moyens d’hébergement », s’est étonné un expert de l’éducation au Zimbabwe.
Sauver les vivants, pas les mourants
M. Martone a fait remarquer dans le rapport de l’IRC que dans la plupart des crises humanitaires, les taux de mortalité ne sont pas anormalement élevés. « En dépit du folklore qui entoure notre travail, ces crises ne sont le plus souvent pas des questions de vie ou de mort. L’expérience prédominante des réfugiés est plutôt de vivre une existence désespérée et inutile ».
Dans le monde, la durée moyenne du déplacement d’un réfugié est de 17 ans, selon M. Martone. « Il n’est pas rare de trouver une génération d’enfants élevés sans aucun accès à l’éducation dans les "entrepôts" à réfugiés du monde. Nous devons cesser d’être obnubilés par la façon dont les gens meurent, et commencer à nous intéresser à la façon dont les gens vivent ».
Pour Mme Nicolai, experte de l’éducation aujourd’hui coordinatrice adjointe du Groupement éducatif à Genève, l’intervention éducative contribue à promouvoir le droit des populations à vivre dans la dignité, un principe de la Charte humanitaire.
Les interventions d’urgence ne reflètent pas toujours les besoins, ni les priorités des victimes de catastrophes, a en outre estimé Mme Nicolai.
« Lorsqu’on demande aux communautés ce dont elles ont besoin au cours d’une crise, l’éducation apparaît invariablement sur la liste de sélection des deux ou trois interventions prioritaires, mais parfois, une intervention d’urgence "taille unique" est conçue à partir d’idées préconçues et des expériences précédentes. C’est pourquoi il est si important de consulter les communautés dans le cadre du processus d’aide ».
Le témoignage des communautés peut également être un argument de poids pour inciter les bailleurs à donner.
« Nous vous remercions de nous aider, de nous donner des vivres, des moyens d’hébergement, des médicaments », a déclaré un père de famille réfugié en Ethiopie au Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) en 2004, « Mais ce que vous avez fait de mieux pour nous, c’est de donner une éducation à nos enfants. Les vivres et autres, nous allons les terminer, mais l’éducation sera toujours là, où que nous allions ».
Le changement en marche ?
Certains signes portent à croire que les bailleurs pourraient être en train de changer d’approche. ECHO intègrera bientôt l’éducation à ses évaluations d’urgence, selon Mme Coombes.
« L’aide humanitaire [à l’éducation] est peut-être la seule façon d’assurer que les enfants puissent participer à des activités éducatives », a déclaré l’organisme dans un communiqué publié dernièrement sur les enfants en situation d’urgence.
En outre, l’éducation fait désormais l’objet d’un groupement d’intervention d’urgence, mené par les Nations Unies, selon Mme Van Kalmthout de l’UNICEF. Les organisations humanitaires peuvent désormais accéder au mécanisme de financement rapide des Nations Unies, le Fonds central d’intervention d’urgence, pour obtenir des financements dans le secteur éducatif. L’Assemblée générale des Nations Unies doit également débattre de l’éducation en situation d’urgence au printemps 2009.
Toutefois, selon certains éducateurs d’urgence, si les fonds consacrés à l’éducation d’urgence augmentent, ils ne le font pas assez rapidement et un changement plus général est nécessaire.
« On ne peut pas toujours dire que l’éducation est aussi importante que la distribution immédiate de matériel médical d’urgence, de vivres et de moyens d’hébergement, mais l’humanité n’a pas les mêmes besoins essentiels pour "survivre" et pour "vivre" », a expliqué Shirley Long, spécialiste de l’éducation au Liberia.
« C’est ici que l’importance de l’éducation se révèle, comme nous l’espérons… non seulement pour aider les populations à survivre, mais aussi pour leur offrir une occasion de développer leurs connaissances et leurs compétences, et de devenir des membres constructifs de la société, en d’autres termes, de vivre ».
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