Drame de la migration : Sfax, en Tunisie, à bout de nerfs
L’émotion est vive à Sfax, traditionnel point de départ de nombreux candidats au passage en Europe, où un Tunisien est mort poignardé par un Subsaharien, sur fond de tensions communautaires.
La Poudrière est le nom d’un quartier de Sfax (Centre-Est), en mémoire d’un ancien arsenal situé à deux pas du port. C’est aussi le terme qui peut qualifier la situation actuelle de la ville. Depuis plusieurs semaines la tension monte entre les candidats à la migration irrégulière, essentiellement des Subsahariens, et les habitants de la deuxième ville du pays.
La violence semble être le nouveau langage adopté par des communautés qui cohabitaient pourtant sans heurts depuis plusieurs années. « Je suis atterrée », souffle Safa, une riveraine du centre de Sfax, en apprenant qu’un Tunisien a été poignardé à mort par un ressortissant subsaharien dans la nuit du 4 juillet à Sakiet Eddayer, sur la route de Mahdia. « La veille, un affrontement a eu lieu à deux pas de chez moi, dans le quartier du Rbat », déplore celle qui s’insurge contre cette perte d’humanité, mais qui craint aussi pour sa sécurité.
L’escalade est nouvelle, mais le feu couve depuis les déclarations du président tunisien, Kaïs Saïed, qui appelait, fin février 2023, à une application stricte de la loi sur les conditions de séjour en Tunisie, et estimait qu’il y avait, à travers le phénomène migratoire, une tentative de modifier la composition démographique du pays avec pour objectif « de considérer la Tunisie comme un État africain n’ayant aucune appartenance arabe et islamique ».
Des propos abondamment relayés sur les réseaux sociaux par des mouvements populistes et qui ont libéré une haine raciale vraisemblablement contenue jusque-là, voire inavouée.
À Sfax, la situation, intenable, semble prendre au dépourvu les autorités. À leur décharge, l’agglomération, deuxième en importance après la capitale, Tunis, est sans gouverneur depuis plusieurs semaines, et les conseils des municipalités et des communes ont été dissouts en mars.
La visite que président Saïed a rendue le 10 juin aux migrants installés à Bab Jebli, l’une des portes de la médina, et ses propos rappelant qu’étaient les bienvenus tous ceux qui étaient en situation régulière n’ont pas calmé les esprits, bien au contraire. La plupart ont été échaudés, les Sfaxiens éprouvant un sentiment d’abandon puisque le président ne leur a accordé aucune attention lors de ce déplacement. Quant aux Subsahariens, malgré la bienveillance et les sourires, ils ont compris que la Tunisie n’était pas disposée à devenir une terre d’accueil.
« Pas de place »
« Certaines unités sécuritaires en ont profité pour transporter des migrants aux frontières libyennes, parmi lesquels des femmes enceintes, des mineurs et des personnes bénéficiant de protection internationale, au mépris des conventions qu’a signées l’État tunisien », rapporte le porte-parole du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), Romdhane Ben Amor.
« Il n’y a pas de place dans un même lieu pour tous les damnés de la terre », assure de son côté, avec emphase, Riadh, patron dans le bâtiment. Il considère sa ville comme l’une des plus mal loties en Tunisie et cite, pêle-mêle, la catastrophe écologique due à des années de transformation du phosphate, la volonté politique, depuis l’indépendance, de marginaliser Sfax, où l’esprit d’entrepreneuriat est vivace, un développement régional assuré essentiellement par le secteur privé et la démobilisation des autorités par rapport aux problèmes de l’agglomération, dont la gestion des déchets ménagers sous lesquels croule la ville de manière récurrente. « Voilà Sfax telle que nous la vivons et telle qu’elle n’aurait jamais dû devenir », s’agace l’entrepreneur.
La ville industrieuse étouffe sous le poids de ses sept quartiers périphériques investis par une population, tunisienne cette fois, venue de l’intérieur du pays en quête de meilleures conditions de vie. Des « migrants du dedans » auxquels Sfax n’a pas grand-chose à offrir.
Dans ces quartiers d’exclusion, se sont également installés les Subsahariens dans l’attente d’un passage vers l’Europe. « Cette dynamique s’est imposée graduellement depuis 2013 », précise un démographe, qui relève que ces populations aux problématiques similaires se sont côtoyées sans chercher à se connaître.
Au fil du temps, les Subsahariens se sont substitués à la main-d’œuvre locale qui renâcle à accomplir certaines tâches. En apparence, un certain équilibre s’était établi, mais il était précaire. Depuis mars 2023, les migrants sont pris au piège dans une ville où ils sont désormais persécutés.
Depuis la migration massive observée au moment de la révolution de janvier 2011, Sfax et sa région sont devenus un point de départ pour les traversées vers l’île italienne de Lampedusa. Malgré les drames en mer, les naufrages, les migrants n’ont cessé d’affluer. Ils sont maintenant des milliers, souvent exploités par des marchands de sommeil ou des trafiquants en tous genres. Des conditions de vie difficiles qui ne sont pas sans conséquences en termes de délinquance et d’insécurité. Pour beaucoup, Sfax semblait une ville sûre, ou du moins un lieu où existait une forme d’entraide. Aujourd’hui, ils déchantent.
Un discours de haine instrumentalisé
Avec le temps, toutes les conditions propices à un déchaînement de violence se sont accumulées. Depuis trois mois, les heurts, les affrontements et les provocations sont attisés par les propos des politiques. « Certains essayent de profiter et d’instrumentaliser le discours de haine pour se positionner politiquement sur le plan régional, comme ce fut déjà le cas auparavant », dénonce Romdhane Ben Amor.
Après le Parti national, qui a fait du racisme sa marque de fabrique, Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL) a pris le relai avec le slogan « rendez-nous Sfax » pour dénoncer un pouvoir qui « ne fournit aucun effort pour sécuriser les frontières » et qui met « en péril l’unité territoriale et la sécurité de l’État ».
Elle participe à entretenir les tensions, tandis que sur les réseaux sociaux, ils sont nombreux, à l’image de l’avocate Wafa Chedly, à interpeler directement Kaïs Saïed sur la présence des migrants à Sfax.
Dans un élan similaire, la députée Fatma Mseddi, élue de Sfax, assure que juste avant l’Aïd (le 28 juin), 700 000 dinars (215 000 euros) auraient été versés à des Subsahariens présents dans le pays, et s’interroge sur l’origine de ces fonds. Si le chiffre circule effectivement, il est invérifiable, tout comme on ignore à qui cet argent, s’il existe, s’il a vraiment été versé.
Peu importe : la rumeur court et la théorie du complot n’est jamais loin. D’autres encore, très sérieusement, accusent l’Algérie de pousser vers la Tunisie les Subsahariens indésirables sur son territoire. « Ils sont des milliers », affirme Lyes, tenancier d’un débit de tabac à Merkez Bouassida.
Des milliers ? Ce qui est certain, c’est que les réfugiés ainsi ballotés sont nombreux. Et ils risquent de bientôt l’être plus encore : l’Italie vient en effet de décider de mettre en application le décret Cutro, adopté en mai 2023, qui porte sur la reconduction de migrants irréguliers vers des pays qu’elle estime sûrs.
La première opération concerne, selon l’ancien député, Majdi Karbaï, très impliqué dans les questions migratoires, 11 000 migrants, dont 4 000 Tunisiens et 7 000 Ivoiriens. Une façon pour Rome de faire pression sur la Tunisie, qui semble rechigner à l’idée de conclure un accord avec l’Union européenne dont la finalité, sous couverture d’un partenariat gagnant-gagnant, est de faire de la Tunisie, un garde-frontière de l’Europe.
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