Comment la précarité pousse les Tunisiens à l’exil

Crise économique oblige, un nombre croissant de Tunisiens imaginent leur avenir à l’étranger. Pour l’universitaire Kaïs Mabrouk, cette émigration massive fragilise le lien entre les citoyens et leur pays, laissant se profiler chez eux un profond rejet identitaire.

Des jeunes du quartier populaire d’Ettadhamen, à Tunis, lors d’une manifestation contre les violences policières, le 26 janvier 2021. © Chedly Ben Ibrahim/NurPhoto via AFP

Kaïs Mabrouk. © DR
  • Kaïs Mabrouk

    Professeur franco-tunisien de télécommunication dans plusieurs établissements universitaires en France, Tunisie et Russie, également Deputy CEO de Bouebdelli Education Group.

Publié le 6 juillet 2023 Lecture : 6 minutes.

Nous vivons une époque étrange… Dans une glaçante indifférence, des Tunisiens quittent massivement leur pays à la recherche d’une vie nouvelle. Sans le moindre remord, ils s’en vont quérir des opportunités économiques, plus de stabilité, voire une nouvelle identité, laquelle leur semble davantage en adéquation avec leurs aspirations.

Le schéma mental est alimenté par l’histoire du pays ou de la famille. Il est important de noter qu’une majorité de Tunisiens croient que nous sommes à la base des immigrés, et rares sont ceux qui estiment être des autochtones. Les origines des familles, lointaines et enfouies, agissent tel un virus mental qui leur ôte la capacité de raisonner de manière rationnelle.

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Une migration devrait être douloureuse

Au gré des opportunités, tel des mercenaires séduits par l’appât du gain, les Tunisiens sont tantôt nationalistes, tantôt arabistes, tantôt africanistes, tantôt islamistes, tantôt mondialistes… Nous gagnerions à nous pencher davantage sur ce phénomène.

De même, reconstruire notre projet identitaire nous permettrait de renforcer et de préserver le lien qui nous unit de manière indéfectible à notre pays. Certes, les raisons de quitter la Tunisie peuvent varier d’une personne à une autre, d’une région à une autre, d’une situation à une autre. Cependant, quelles que soient les raisons qui y poussent et quelle que soit la forme qu’elle prend, une migration devrait être douloureuse ; si elle cesse de l’être, c’est qu’un rejet identitaire se profile.

Il est difficile de dresser un inventaire général de l’ensemble des facteurs qui peuvent influencer les Tunisiens candidats au départ. Si certains motifs sont communément partagés, d’autres, malgré leur importance, restent cachés.

L’une des principales raisons de ces départs massifs demeure la précarité de nos concitoyens, eu égard à la situation économique du pays, gelée depuis dix ans. Conséquence, de nombreux jeunes ont du mal à trouver un emploi stable et correctement rémunéré. Leur taux de chômage est élevé, y compris chez les diplômés. Nombre de Tunisiens quittent aussi leur pays faute de perspectives d’avenir, notamment en l’absence de vision, de discours et d’initiatives politiques rassurants. Les candidats au départ ont le sentiment que les possibilités d’épanouissement personnel, de mobilité sociale ou de développement professionnel sont désormais de véritables leurres.

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Autre cause de l’exode tunisien, l’instabilité politique. La Tunisie a connu une transition politique complexe depuis la révolution de 2011. L’instabilité politique persistante qui en découle incite à chercher ailleurs la sécurité. Enfin, bien que le pays soit souvent considéré comme un modèle de transition démocratique dans la région, certains estiment que leurs libertés et leurs droits individuels ne sont pas pleinement garantis. Cela pousse les candidats à chercher des sociétés plus ouvertes et plus tolérantes.

Aux grands maux, les grands remèdes

On pourrait multiplier à l’envi les causes de départ. Personnellement, je suis convaincu que la « rupture identitaire » en est l’une des principales. Certains parmi nous éprouvent viscéralement le besoin de partir, sans pour autant le clamer haut et fort. Les influences culturelles multiples et les vagues migratoires successives qui jalonnent notre histoire ont contribué à la diversité ethnique et culturelle de notre pays. Beaucoup se targuent d’avoir des origines arabes, ibériques, turques, libyennes, africaines. Et très peu diront qu’ils sont exclusivement tunisiens. Ce qui, dans ces moments difficiles, de manière subconsciente, fragilise leur attachement au territoire. Et afin d’alléger le fardeau que constitue l’appartenance à une communauté faible et sans espoir, le déclenchement de la rupture identitaire permet la justification d’un départ comme grand remède.

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La rupture identitaire explique en partie pourquoi certains Tunisiens quittent leur terre natale aussi sereinement. Elle se produit lorsque les individus se sentent déconnectés de leurs valeurs, de leurs aspirations, de leur culture en devenir, de leur langue ou de leur patrimoine historique biaisé. Plusieurs facteurs contribuent à cette rupture identitaire.

D’abord, la globalisation. L’ouverture croissante au monde et l’influence de la culture mondiale peuvent entraîner une perte de repères culturels traditionnels. Certains individus peuvent se sentir marginalisés ou perdus dans ce contexte de mutation rapide. De plus en plus de jeunes se disent et se reconnaissent comme citoyens du monde.

Ensuite, il y a les tensions sociales et politiques. Elles créent, au sein de la société, des divisions fondées sur des différences religieuses, ethniques, régionales ou idéologiques. Les individus qui se sentent ostracisés ou discriminés en raison de leur identité peuvent être conduits à chercher un environnement plus accueillant.

La rupture identitaire tient aussi parfois aux pressions sociales et familiales qui s’exercent sur les individus afin qu’ils se conforment à des normes spécifiques. Enfin, tout en recherchant des opportunités éducatives, professionnelles ou personnelles à l’étranger pour eux ou pour leurs enfants, certains de nos concitoyens voient dans la migration une occasion de se réinventer ou d’explorer de nouvelles perspectives identitaires.

Le pays a besoin de renforcer son socle identitaire et de faire en sorte qu’il prédomine tout type de lien : ethnique, social, régional, ancestral… Reconstruire cette fierté d’appartenance à la nation et à la terre devrait être un projet prioritaire.

Conquête du monde, conquête de soi

Plusieurs actions clés pourraient permettre de reconstruire notre projet identitaire. Conquérir le monde commence par la conquête de soi. Tout d’abord, valorisons notre histoire et notre culture. En promouvant la connaissance et l’appréciation de notre patrimoine, en célébrant nos réalisations et en honorant nos figures emblématiques, en créant un ancrage fort avec l’épopée nationale, en l’occurrence Carthage. Ainsi, nous renforcerons notre fierté et notre attachement à notre unicité et à notre pays.

Ensuite, encourageons la participation citoyenne. Nous devons donner à chaque Tunisien la possibilité de contribuer activement à la prise de décision politique, en promouvant la démocratie, la transparence gouvernementale et la responsabilité sociale à l’école, et ce dès le primaire.

En accordant plus de pouvoir aux territoires, plus d’autonomie, nous responsabilisons l’ensemble des acteurs et ce, du gouverneur aux collégiens. En nous impliquant activement dans la construction de notre avenir commun et dans la chose publique, nous renforcerons notre sentiment d’engagement envers la Tunisie.

Parallèlement, nous devons favoriser l’inclusion et le respect de la diversité. En reconnaissant et en respectant nos différences régionales, culturelles, sociales, religieuses et dialectales, nous créerons un projet identitaire inclusif qui accueillera chacun d’entre nous avec sa spécificité. L’égalité des droits et la lutte contre les discriminations et les exclusions doivent être au cœur de cette démarche.

Investir dans notre développement socio-économique est également essentiel. En améliorant les conditions de vie de nos concitoyens à travers la création d’emplois, le développement des infrastructures, l’accès à l’éducation (continue et qualitative) et aux services de santé, nous créons un environnement propice à l’épanouissement de chacun. Cela renforce notre attachement à notre pays en offrant des opportunités sur place.

Le citoyen avant le touriste

Enfin, encourageons le dialogue et la communication. Ouvrons des espaces d’échanges où chaque Tunisien peut exprimer ses idées, partager ses expériences et contribuer à façonner notre projet identitaire collectif. Le respect mutuel, l’écoute et la compréhension des perspectives différentes sont essentiels pour forger une identité nationale solide et agile.

L’histoire riche et complexe de la Tunisie a été marquée par de nombreuses migrations et influences culturelles au fil des siècles. Ces interactions historiques peuvent avoir un impact sur la perception de l’identité des Tunisiens et contribuer à une certaine diversité ethnique et culturelle dans le pays. Cependant, face à la vague de migration subsaharienne, un blocage s’est manifesté au plus haut sommet de l’État.

Les vagues migratoires et les influences culturelles passées peuvent amener certains Tunisiens à se considérer comme ayant des origines espagnoles, arabes, turques, libyennes ou d’autres ethnies, mais rares sont ceux qui revendiqueront leurs origines subsahariennes. La rupture identitaire peut être une expérience individuelle et subjective, et les raisons peuvent varier d’une personne à l’autre. Cependant, il est essentiel de reconnaître et de respecter les sentiments et les expériences des individus qui se sentent en rupture avec leur identité dans leur pays d’origine. C’est pourquoi l’État et la société ont le devoir et l’obligation de faire rêver nos concitoyens avant de faire rêver les touristes.

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