Quand l’artiste camerounais Pascale Marthine Tayou se fait médecin du monde
Exposé à Abou Dhabi et à Francfort, le plasticien propose aussi au sein de la Collection Lambert, dans le sud de la France, une série d’œuvres colorées et optimistes – même si elles traitent de sujets graves.
Dès l’entrée de la Collection Lambert, musée d’art contemporain privé d’Avignon (dans le sud de la France), les couleurs sautent au visage. D’abord celles d’un somptueux tableau de l’Américain Jean-Michel Basquiat, Asbestos (1981-1982), tout en traits vif et coulures bleues, orange, rouges. Et si l’on s’attarde quelques secondes dans le vestibule, deux installations frappent le regard. D’abord ces pavés dont une face a été peinte en couleur et qui semblent voler sur les murs (Colorful Stones, 2023). Et puis, quand on lève les yeux vers le plafond, ces trois énormes pieux dont les pointes acérées arborent les couleurs du drapeau français : bleu, blanc, rouge (Semences BBR, 2023). Les enfants y voient des crayons de couleur géants – ce qu’ils sont peut-être – les adultes peuvent y déceler un propos plus politique…
Se laisser piquer par les couleurs
En un geste un peu théâtral, l’artiste camerounais Pascale Marthine Tayou désigne ses deux œuvres et invite à découvrir sa nouvelle exposition, Petits Riens (jusqu’au 19 novembre 2023) avec ces mots : « Maintenant, on va se laisser piquer par les couleurs. » Au mur, une déclaration d’intention en forme de poème précise sa démarche : « Les Petits Riens, c’est mon appel d’urgence face aux terreurs multiples qui me tordent les boyaux. Mais je ferai en sorte que cette aventure se transforme en une performance ludique, avec joie et humour. »
Né en 1966 à Nkonsamba (Cameroun), proche de l’équipe de la Revue noire, Pascale Marthine Tayou est actuellement domicilié à Gand, en Belgique. Ses installations foisonnantes l’ont rendu célèbre dans le monde de l’art contemporain depuis le début des années 2000, avec des expositions à la Documenta de Kassel (2002) ou à la Biennale de Venise (2005 et 2009). Actuellement, il présente à la Fondation culturelle d’Abou Dhabi, (jusqu’au 26 novembre 2023), Lobi Lobi, qui rassemble des œuvres monumentales. Il est aussi présent à la Schirn Kunsthalle de Francfort pour l’expo collective Plastic World.
Transformer les poisons en nectars
Comme son nom l’indique, Petits Riens se veut une exposition plus modeste, plus épurée, ce qui ne l’empêche pas d’afficher de grandes ambitions. Avec les mots de l’artiste, cela donne : « Cette exposition est un laboratoire de poisons pour dire les choses… Et transformer le poison en nectar consommable. » En véritable alchimiste, Tayou métamorphose les douleurs en tons vifs, acidulés comme des bonbons. Si le la est donné dès l’entrée avec des pavés et des pieux revus et corrigés, l’œuvre intitulée Chains indique clairement le fil directeur de l’exposition. D’une salle à l’autre, le visiteur retrouve en effet au sol, sur les murs, au plafond, de grosses chaînes rouillées et brisées dont seules les cassures ont été colorées.
« Dans cette exposition en forme de conversation, la couleur est la balle dans mon arme et je m’en servirai pour nous extraire du champ des tirs, très loin des chars et autres flèches empoisonnées qui sifflent depuis bientôt trois mille ans dans nos prés », écrit l’artiste. Qui précise aussi à propos de Chains, avec un goût du jeu de mots prononcé : « Je veux dé-chaîner les chaînes ! »
Polysémiques, la plupart des œuvres exposées dans Petits Riens transfigurent le plomb (de l’histoire) en or (de l’art). C’est parfois très littéral, comme ce tableau terreux intitulé Sugar Cane, composé avec des statuettes de forme humaine emprisonnées dans une prison de cannes à sucre, ou comme ce Code noir Art. 4 qui enferme des silhouettes dans une prison de codes-barres.
D’autres œuvres sont plus subtiles, à l’instar de ce planisphère de terre crue, évidemment dépourvu de frontières et parsemé de paillettes colorées (Terre commune, 2023). Ou de ce labyrinthe composé de drapeaux nationaux (World Labyrinth, 2023). Partout, la couleur est l’onguent qui adoucit, soigne, répare. Ainsi, ces tôles ondulées qui en bien des endroits du monde symbolisent la misère des bidonvilles se transforment sous la patte de l’artiste en un vol d’oiseaux multicolores (Tornado, 2019).
La blessure et la suture
Nombre d’œuvres présentées dans Petits Riens fonctionnent ainsi : montrer la blessure, proposer la suture. Ce n’est donc pas un hasard si bien des objets qui composent les créations de Pascale Marthine Tayou exhibent leurs cicatrices. Comme les chaises de Plastic Chairs ou les bouteilles en plastique d’Oxygen, évoquant l’une les grandes conférences internationales (Berlin, Bandoeng, Yalta…), l’autre notre rapport de prédation à l’environnement… Joyeux et modestes, ces Petits Riens proposent une bouffée d’optimisme : du plus sombre de nos vies peuvent jaillir des arcs-en-ciel, semble nous dire le docteur Tayou.
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