Des milliers de victimes de spoliation immobilière au Maroc : un fléau qui touche tout le monde
Profitant d’un cadre juridique flou, le phénomène est récurrent et touche aussi bien des propriétaires locaux qu’étrangers. Si les victimes s’organisent, les méthodes des escrocs restent bien rodées.
La scène a lieu le 7 juin dernier, dans le quartier Bourgogne de Casablanca. Une famille entière est expulsée de sa propre maison et jetée à la rue par les forces de l’ordre, sans même pouvoir récupérer quelques effets personnels. La propriété, explique Sara (le prénom a été modifié) depuis la France, appartient pourtant à la famille depuis 1966. Elle avait à l’époque été rachetée par son beau-père à un juif marocain, Félix Kayes, via un contrat de vente notarié.
Une fois la transaction réalisée, « mon beau-père a obtenu légalement un permis de construire. La maison a donc été construite, l’eau et l’électricité ont été installées. En 1967, Félix Kayes est mort. À partir de là, ma belle-famille a eu du mal à enregistrer la maison au cadastre, jusqu’à ce qu’elle obtienne un ordre écrit de la préfecture du gouverneur de Casablanca pour inscription au livre foncier, le 27 juin 1973. Ordre qui n’a jamais été exécuté. Finalement, à la fin des années 2000, une société immobilière a présenté à ma belle-famille un soi-disant contrat de donation dans lequel les héritiers de Kayes annonçaient faire don de la propriété à un certain Mohamed Loukni. »
S’en suivent alors plusieurs années de procès et de recours, jusqu’à la réception d’un avis d’expulsion, en 2022, le tout au profit d’une société baptisée EMDO Building. « Sur le plan juridique, on a tout essayé. Plusieurs avocats se sont même retournés contre nous », lâche Sara.
L’avocat qui ne lâche rien
Depuis des années, un avocat casablancais s’est spécialisé dans la défense des victimes de ces affaires : Me Messaoud Leghlimi. « J’ai un dossier qui remonte à 1962 ! raconte-t-il. La villa d’un Français spolié par un médecin marocain et son épouse française. J’ai gagné l’affaire une première fois devant le tribunal en 1991, puis devant la cour de Cassation en 2002 et enfin, au cours d’un second procès en 2017. Dès que la partie civile a pu récupérer sa villa, elle l’a vendue et elle est partie. » Il souligne qu’il est malheureusement extrêmement rare que les victimes parviennent à récupérer leurs biens : « Après des années de procédures, même lorsqu’on gagne les procès, les jugements ne sont pas exécutés. Souvent, les biens ont été revendus entretemps et là, l’acheteur plaide la bonne foi. »
Au royaume, la spoliation et les escroqueries immobilières ont déjà fait plusieurs milliers de victimes. Souvent, il s’agit de Marocains résidents à l’étranger (MRE), de binationaux et d’Européens, même si Me Leghlimi – qui s’occupe d’une cinquantaine de dossiers – concède que ce fléau touche « tout le monde ».
La genèse de l’ADJM
Moussa Elkhal, juriste et acteur associatif, né au Maroc mais « pur produit du sud de la France », est tombé dans la marmite de la spoliation immobilière il y a bien longtemps. « Une amie qui avait monté un cabinet d’avocats m’avait engagé comme juriste. Un jour, une personne bien informée me raconte qu’il connaît un notaire français basé dans le sud de la France dont la signature s’est retrouvée sur un faux acte au Maroc, au profit d’une personne qui n’existe pas. J’ai mis le nez dedans et fait en sorte que l’affaire soit traitée par un procureur général au royaume. Malgré les preuves et les demandes d’annulation de l’acte, rien ou presque n’a bougé. C’est à partir de là que j’ai commencé à être harcelé et menacé de mort par certaines personnes. À ce jour rien n’a avancé, malgré mes plaintes déposées au Maroc et en France », raconte t-il.
Engagé, doté d’un fort tempérament, le juriste décide alors de tout raconter à la presse marocaine et française. « À partir de là, les dossiers liés à la spoliation ont commencé à inonder le cabinet. Pour tenter d’y faire face, nous avons créé l’Association pour le droit et la justice au Maroc (ADJM). C’était il y a 15 ans. » Parmi ses membres : Stéphane Vabre, secrétaire général, dont tous les biens familiaux ont été spoliés à Casablanca. Mais également Michel Rousset, le président de l’association, grand universitaire agrégé de droit public, et ancien professeur du roi Mohammed VI à la faculté de droit de Rabat.
Au total, l’ADJM a reçu plus de 400 dossiers. « Actuellement, nous ne pouvons plus en prendre afin d’aller au bout de tous ceux qu’on a reçus. Par ailleurs, nos activités continuent : il y a un mois, nous avons de nouveau écrit à Sa Majesté le roi Mohammed VI », précise le juriste.
Le cas Mustapha Him
Tout en représentant ses clients dans les tribunaux, Maître Leghlimi – qui connaît bien l’ADJM – constitue une base de données liée à la spoliation immobilière au Maroc. Il répertorie les noms et retrace petit à petit la toile de ce qui s’apparente à une mafia. « Ce sont souvent des hommes d’affaires, devenus riches du jour au lendemain, mais également des fonctionnaires, des notaires, des avocats et des narcotrafiquants qui bénéficient parfois de la complicité d’Européens au sein de cabinets notariaux ou de mairies, qui fournissent des tampons, du papier à en-tête ou jouent même le rôle de faux héritiers. C’est un réseau sophistiqué, structuré et très puissant. Je les appelle les intouchables », résume l’avocat, lui aussi régulièrement menacé de mort.
En réalité, tout s’emballe en 2007, lorsqu’un certain docteur Gérard Bénitha frappe à la porte de son cabinet. Ce dernier, neveu d’un couple de médecins juifs marocains, était censé être l’héritier de leur patrimoine : une villa de 3 400 m2, “Rêve de Crabe”, sur la Corniche de Casablanca et plusieurs comptes bancaires en France et en Suisse. Cette dernière volonté avait été dûment portée sur un testament auprès d’un notaire affilié au Consulat français de la capitale économique. Et pourtant, juste après leur décès, un certain Mustapha Him – qui se présente alors comme un promoteur immobilier – ainsi que le gardien de la villa, présentent un faux testament qui les désigne comme co-successeurs.
Comble de l’ironie, Him est poursuivi par la justice française pour trafic de stupéfiants depuis 2001, recherché par Interpol depuis 2007, mais totalement libre au Maroc. Ce dernier, qui s’avère être un “indic” de la police française et marocaine, sera finalement condamné à une peine de prison ferme en 2014. Ses complices avec lui : Belkacem Laghdaich, son associé, mais aussi deux avocats, El Arbi El Moktafi, auteur du faux testament, et Redouanne Khalfaoui, qui a vidé les comptes en banques du couple Brissot (entre autres).
La lettre royale de 2016
Contre toute attente, Mustapha Him est blanchi par une cour d’appel en 2019, pour « les faits relatifs au testament » mais pas les autres accusations. « Jusqu’à ce que la cour de Cassation annule ce jugement et reconnaisse la falsification du testament en 2021 », précise Me Leghlimi qui rappelle qu’il est toujours derrière les barreaux. Entretemps, le docteur Bénitha est mort dans des conditions mystérieuses en 2019, et il n’a jamais eu la chance de récupérer ses biens.
« Sa famille soupçonne sérieusement un assassinat, affirme Me Leghlimi. Il y a trois assassinats potentiels dans les affaires dont je m’occupe. » Finalement, le travail de fond et de sensibilisation de l’ADJM, déclenche en partie la fameuse lettre royale de 2016 signée par Mohammed VI adressée au ministre de la Justice de l’époque, Mustafa Ramid. Une lettre qui appelle le ministère et les magistrats à lutter contre la spoliation immobilière et ses mafias, « un phénomène dangereux qui sévit de façon spectaculaire et nécessite une réponse rapide afin d’éviter ses répercussions négatives sur l’État ». Quelque temps plus tard, le palais a même félicité Atlantic Radio (groupe Eco-Médias) pour « la qualité d'[une] émission [dédiée à la spoliation immobilière] et des interventions », à laquelle Moussa Elkhal a participé.
« Nous attendions tous cette lettre, d’autant plus qu’en amont l’ADJM a rencontré Abderrahman Zahi, le président de la Fondation Hassan II pour les MRE. Je tiens à signaler que le roi Mohammed VI et feu le procureur général de Casablanca, Hassan Matar, ont soutenu les victimes de spoliation immobilière », souligne le conseiller juridique de l’ADFM. Et pourtant, rien ne s’est arrangé. « Juste après cette lettre, le ministère a mis en place une commission anti-spoliation. La dernière réunion a eu lieu en 2018. Mustafa Ramid lui-même a minimisé le phénomène, et il n’y a eu aucune directive, rien », se désespère Me Leghlimi. Le parquet de Casablanca a reçu l’avocat pour lui annoncer la création d’une cellule anti-spoliation fin 2022, mais « là encore, rien n’a bougé ! » se désole-t-il.
L’impunité de la « mafia »
Surtout, rien ne semble être fait par les autorités pour identifier les principaux acteurs de cette mafia. « Mustapha Him est impliqué dans plusieurs autres affaires. Il est en lien direct avec un certain Karim Abdelghani, condamné lui aussi à de la prison ferme et accusé dans de nombreux dossiers », détaille une source. Les noms de ces deux « barons » de la mafia se retrouvent également dans « l’affaire des 13 villas du quartier Bourgogne », dont l’un des protagonistes, Mohamed Rokni, qui venait tout juste d’être condamné pour faux et usage de faux par la justice marocaine, a été retrouvé mort à son domicile en 2017. Même si ce dernier a laissé une lettre de suicide derrière lui, pour de nombreuses personnes proches du dossier, il s’agirait d’une exécution car Rokni n’aurait été ni plus ni moins que « la boîte noire » de réseau.
« Tous les instigateurs ne sont pas derrière les barreaux, le principal sévit encore, il est même toujours innocenté », assure Me Leghlimi. Certains juges rendent des décisions incompréhensibles : c’est particulièrement le cas dans l’affaire des Kimia, dont la propriété familiale détenue depuis 1955 a été vendue à leur insu en 2011 à un médecin du nom de Zaidi Boumediene, avec la complicité du conservateur foncier, toujours en activité à Aïn Sebaa (arrondissement de Casablanca). « Tous les accusés ont perdu leur procès en première instance, en appel, en cassation. Et puis finalement, la cassation a cassé son propre jugement en leur faveur, du jamais vu ! » s’exclame l’avocat.
Et ça continue, encore et encore
En ce mois de juillet 2023, Fatima Bent Rahal Chouraki risque de se retrouver à la rue, après avoir reçu un ordre d’expulsion émis par la justice. Aujourd’hui âgée de 90 ans, elle a notamment travaillé en tant que bonne chez un ancien colonel français et blessé de guerre, Jean-Marie Taraud, qui lui a cédé trois biens titrés avec actes notariés, situés dans le quartier de l’Oasis à Casablanca. « Jusqu’au jour où un homme a brandi un faux acte de propriété de tous les biens, via des achats falsifiés avec les héritiers qui ne se sont jamais présentés devant le notaire », explique Me Leghlimi.
L’avocat cite encore ce dossier « avec 23 titres spoliés ». L’histoire est à la fois dramatique et rocambolesque : « Ces biens appartenaient à un cardiologue marocain qui a été assassiné par sa femme de ménage, laquelle est parvenue à devenir son épouse post-mortem. Aujourd’hui encore, les deux orphelines de ce médecin sont toujours en train de se battre. »
Le dossier, « en cours » devant la justice depuis 2016, n’avance pas. Si l’autopsie du cardiologue révèle bien un assassinat, sa meurtrière n’a pris que huit mois de prison avec sursis. Quant au spoliateur, il bénéficie de la complicité de plusieurs fonctionnaires… Pour autant, beaucoup espèrent à nouveau une « réaction royale », pour que les directives de 2016 soient véritablement appliquées.
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