Communauté russe de Bizerte, une si longue histoire
Alors que Moscou fait tout pour s’attirer les bonnes grâces des pays africains, il en est un, la Tunisie, qui abrite, depuis la révolution de 1917, une communauté russe attachée à ses traditions. Récit.
En ce lumineux matin du 3 décembre 1920, les Bizertins n’en croient pas leurs yeux. Au large de la ville, garnison et bastion-clé du dispositif de défense des autorités françaises en Tunisie – le pays est sous protectorat depuis 1881 – , une flotte est amarrée. D’où viennent ces 33 bâtiments qui, soigneusement alignés, cachent jusqu’à la ligne d’horizon ? Le port le plus septentrional d’Afrique est-il menacé d’une attaque imminente ?
C’est de tout autre chose qu’il s’agit. Si la flotte qui mouille face à Bizerte est impressionnante, elle ne transporte en réalité que des fuyards : des Russes blancs échappés de Crimée et qui, partis de Sébastopol, font l’expérience d’un exil dont peu reviendront. Ancienne alliée de la Russie tsariste, la France – qui garde ses distances avec le nouveau pouvoir bolchevik, issu de la révolution de 1917 – autorise l’escadre impériale à trouver refuge en Tunisie.
Sur le pont du Grand-duc Constantin, le plus grand navire de la flotte, Anastasia Manstein-Chirinsky contemple la côte africaine du haut de ses 8 ans. Fille d’Alexandre Manstein, l’un des officiers de la marine du tsar Nicolas II, elle est accompagnée de ses sœurs, Olga et Choura. Toutes trois ont dû fuir le domaine familial de Roubejnoé, au cœur de l’actuelle Ukraine, un cocon douillet aussi féérique que les demeures du docteur Jivago.
La famille a également vécu sur les rives de la Baltique, à Kronstadt, où Alexandre avait été affecté. Puis la révolution bolchévique, le chaos, les destructions, les exactions des milices et la persécution des Russes blancs ont précipité les Manstein sur les routes de l’exil. Ils ont gagné Sébastopol, où le général Piotr Nikolaïevitch Wrangel organisait l’évacuation des fidèles du régime tsariste à bord des bateaux de la flotte de la mer Noire. Les exilés ont d’abord pris la direction de Constantinople. Là, une première déception les attend : le souvenir de l’hostilité entre la Russie et l’empire ottoman y reste vivace et, même vaincues, les familles tsaristes ne sont pas autorisées à débarquer.
Plus de 5 000 réfugiés
Universitaire et spécialiste de l’émigration russe, Hélène Menegaldo a longuement étudié cette histoire. Elle évalue à 5 849 le nombre de personnes embarquées sur les 33 navires. Parmi elles, une minorité d’officiers, cadets et matelots, mais, surtout, plus de 5 000 civils : membres du clergé, médecins, enseignants de l’école navale, ainsi que de nombreuses familles. Errant en mer à la recherche d’un pays d’accueil, ces Russes blancs sont en quelque sorte les précurseurs des boat people qui, quelques décennies plus tard, marqueront l’histoire du XXe siècle. Après une traversée longue et éprouvante les navires jettent l’ancre à Bizerte.
Pour Anastasia, ce sera « la dernière escale », titre du témoignage autobiographique qu’elle publiera en 2000. Dernière survivante de cette épopée, elle aura conservé des décennies durant le statut d’apatride : citoyenne d’un empire russe qui n’existait plus, elle avait refusé la nationalité française, conservant toute sa vie la qualité de réfugiée. Du moins jusqu’à ce qu’en 1997 Boris Eltsine, président de ce qui était devenu entre-temps la Fédération de Russie, lui octroie la nationalité et un passeport.
Mais, en cette année 1920, la petite Anastasia n’a d’yeux que pour cette intrigante ville blanche qui se dessine au loin. Les officiers, à l’instar de son père, attendent l’autorisation d’y débarquer. Ils attendront trois ans ! D’abord soumis à une classique quarantaine, à laquelle ils se sont pliés sans discuter, les exilés finissent par réaliser qu’ils posent à la France un sérieux problème diplomatique. La flotte reste donc cantonnée dans la baie de Karouba, à l’entrée du lac de Bizerte. Anastasia et sa famille sont simplement autorisées à rejoindre Alexandre Manstein à bord du bâtiment dont il a le commandement : le torpilleur Jarki, d’abord, puis le cuirassé Georges-le-Victorieux.
Du côté français, on regarde ces fuyards avec suspicion, et on craint le rôle que pourraient jouer les militaires embarqués sur les bateaux. Mais Paris, qui, à l’époque, ne désespère pas encore de voir les épargnants français récupérer l’argent qu’ils avaient placé dans les emprunts russes avant la révolution de 1917, a promis au général Wrangel, l’un des principaux chefs du parti tsariste, d’accueillir les exilés. Les autorités tergiversent donc tandis qu’à bord des bâtiments la vie s’organise, chacun apportant sa contribution et suivant les directives sanitaires visant à éviter le déclenchement d’une épidémie.
Icônes et samovars
Cette longue épreuve créera, entre les quelques milliers de réfugiés, une solidarité qui assurera leur survie. École, soins, rites religieux : la flotte devient une sorte d’archipel où survit un peu de l’ancienne Russie. Ceux qui parlent le français, comme cela était de mise dans la noblesse russe, l’enseignent aux autres, ce qui facilite le contact avec leurs interlocuteurs de l’armée française.
À partir de 1924, ils sont enfin autorisés à gagner la terre ferme. Munis de passeports Nansen – un document d’identification destiné aux réfugiés et créé, en 1922, par la Société des nations à l’initiative du diplomate norvégien Fridtjof Nansen –, ils sont désormais considérés comme des apatrides.
Après une désinfection à l’hôpital de Ferryville (actuelle Menzel Bourguiba), la communauté est répartie en différents groupes : les élèves de l’école navale sont relégués dans le vieux fort de Djebel El Kebir, les officiers, dans les baraquements du camp de Sfayat. Les autres sont dispersés, dans des conditions précaires, dans des camps situés à Djebel Jelloud (près de Tunis), à Nador (au nord de Bizerte), à Tabarka (Nord), à Aïn Draham (Nord) et à Monastir (Est).
À Bizerte, loin de tout contact avec les autres exilés dispersés en Europe, les membres de la communauté, structurée autour des officiers et des cadets, ne peuvent compter que sur leurs propres forces. Quand les roubles papier qu’ils ont emportés lors de leur fuite perdent leur cours légal, ils optent pour le troc, ce qui explique que, bien des décennies plus tard, nombre d’icônes et autres samovars se retrouveront chez les antiquaires de Tunis.
Quant aux autorités françaises, elles incitent la communauté à retourner en Russie ou, à défaut, à s’installer à Constantinople. Plus de un millier de ces exilés choisira la seconde option. D’autres, surtout des femmes et des enfants, dépériront dans des camps, où l’on ne compte plus les tentatives de suicide. Ceux restés à Bizerte ou aux alentours s’en sortiront mieux : ils bénéficieront de la discipline et du savoir-faire des officiers, qui restaureront et organiseront les camps. Celui de Sfayat, notamment, se développe. Il devient un petit village avec son église, ses artisans, son potager… L’école navale dispense de nouveau son enseignement : elle formera 394 élèves, dont 300 obtiendront leur diplôme.
La communauté se disperse
Les années passant, toutefois, la communauté finit par se disloquer. Renégats et descendants des premiers exilés quittent Bizerte par vagues successives, surtout après la Seconde Guerre mondiale et au moment de l’indépendance de la Tunisie. Certains, comme la famille Manstein, choisissent de s’établir dans le pays, mais ils sont très minoritaires : sur les 700 Russes encore présents en 1925, soit un an après avoir été autorisés à débarquer, seuls 149 demeureront à Bizerte.
Anastasia est dans ce cas. Elle épousera un autre exilé, arrivé sur les navires de la flotte de la mer Noire : Murtaza Mirza Chirinsky, un réfugié tatar musulman. Non sans difficulté la communauté s’intègre peu à peu. Beaucoup pratiquent des petits métiers, parfois pénibles – manœuvre, ouvrier agricole ou femme de ménage –, avant d’évoluer vers les métiers de l’enseignement, de la santé ou de l’hôtellerie. Quant aux marins qui composaient l’équipage des 33 navires, la France les invite, après le démantèlement de leur corps, à rejoindre la métropole. Certains bâtiments sont récupérés afin d’éponger une partie de l’emprunt russe.
Même très réduite, la communauté russe de Tunisie continuera à préserver sa culture. En 1938, une association d’exilés fera ériger une église orthodoxe de style néo-russe consacrée à Saint-Alexandre-Nevski. Dans les années 1980, celle-ci sera restaurée grâce à un don de Souha Arafat, l’épouse du président de l’Autorité palestinienne. Et Anastasia ? Très appréciée de générations de Bizertins, devenue institutrice puis professeure de mathématiques, elle prendra soin du cimetière russe de la ville et ne cessera de valoriser sa culture d’origine jusqu’à son décès, en 2009. Elle avait 97 ans.
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