Choukran, le mini-Marrakech du chef Abdel Alaoui à Paris
Après Yemma, le chef cuisinier et restaurateur marocain ouvre une nouvelle adresse parisienne. Toujours dans l’esprit street food, il régale avec une bibliothèque de recettes inspirées de sa mère.
Plus de deux mille kilomètres nous séparent de Marrakech. Pourtant, on foule du bejmat avant d’aller s’asseoir sur un banc formé de zelliges, on arpente, en fond de salle, le même décor que celui de la cabane du gardien de La Mamounia, on se sert avec une théière signée d’un artisan de la médina… Aux murs sont affichés les clichés d’Hassan Hajjaj recouverts de slogans du type : « Mieux vaut avoir la semoule que le seum. » L’odeur qui chatouille la faim de milieu de journée est celle du couscous, qui cohabite avec celle du thé à la menthe.
« Bledwich », un plat signature
« Il y a des fingers de pastilla là ! » s’impatiente Abdel Alaoui, derrière son comptoir, où trônent des paquets de semoule Dari et des conserves de tomate Bled en guise de décoration. Bien loin de sa ville natale, le chef marocain remet le couvert pour une nouvelle adresse qui donne l’impression de traverser l’ancienne cité impériale de l’ouest du Maroc.
Choukran, c’est le nom de ce petit resto installé dans le cossu neuvième arrondissement de Paris, à quelques pas de Notre-Dame-de-Lorette. Le comptoir en mosaïque noire expose une cuisine étroite où se déploie la valse des cuistos envoyant les deux cent couverts de ces premières heures d’ouverture. L’effusion du lieu a le goût du labyrinthe de la médina et le look des derniers rendez-vous en vogue. Et c’est là qu’Abdel Alaoui sait tirer son épingle du jeu : on est aussi dans le temple d’une cuisine traditionnelle et familiale. Juste mélange d’un savoir-faire façon Chez Lamine, une institution marrakchie, et du luxueux El Fenn perché sur les toits de la ville.
Passé 14 heures, les commandes se calment à peine, juste le temps de se glisser derrière le comptoir pour partager un moment en cuisine avec le chef. On va réaliser un « bledwich », l’une des recettes signature de Choukran. La base, « est une brioche parfumée à la fleur d’oranger, sur laquelle on met des graines de nigelle. D’ordinaire, elle est ronde, mais là on l’a faite en longueur pour donner l’impression d’un hot dog ».
Ensuite, on va la farcir avec du bœuf travaillé façon tanjia, un mets typique de Marrakech. « La particularité historique de ce plat est d’être préparé uniquement par les hommes. Ils passaient chez le boucher avec une grande jarre en terre sur la route du hammam. Dedans, ils mettaient du veau, des épices, du citron, du safran. En arrivant, ils donnaient la marmite au gardien qui la faisait chauffer dans le feu durant toute la durée de leur hammam. Et hop, quand ils sortaient le plat était cuit. Ils rentraient à la maison en disant : “J’ai préparé à manger !” Mais en fait ils n’avaient rien fait… » plaisante Abdel Alaoui en saisissant quelques poignées de viande effilochée marinée pour l’insérer dans le pain encore fumant.
Street food gastronomique
Pour le mettre « un peu au goût du jour », il y ajoute des pickles d’oignons à la harissa, qui apportent de « l’acidité et une touche pimentée », des morceaux de citron confit et d’olives vertes. La touche finale, c’est une sauce maison dont il tait partiellement les ingrédients : yaourt au curcuma, fleur d’oranger, sel et huile d’olive, voilà tout ce que l’on a besoin de savoir. Tous les plats de la carte, comme ce sandwich, sont des versions street food de grands classiques de sa gastronomie natale. Et tous sont inspirés d’un livre du même nom qu’il a coécrit avec sa mère.
Avant qu’elle ne vienne découvrir Choukran en exclusivité, Abdel Alaoui n’en menait pas large. « C’est mon guide Michelin du Maroc, elle me dit si c’est bon ou pas », souffle-t-il à mesure qu’il dresse l’assiette du bledwich. Elle a, depuis, déjà testé et validé la carte, même si elle a bien une remarque sur les quantités, « faut que tu en mettes plus ! » le rabroue-t-elle. Il en rigole, la générosité de l’assiette est bonne à la maison pour profiter des restes le lendemain, « mais ici on essaye d’éviter le gâchis », se justifie-t-il.
« Oups », « pardon », « attention » : bien que les plats sont en partie cuisinés à l’avance et que la cuisine est un lieu d’assemblage à l’heure du déjeuner, on gêne la danse des cuisiniers. L’assiette de kefta présentée avec un œuf mimosa (à la place du mollet) aurait bien pu finir par terre en raison d’un mouvement de coude en trop.
« Je ne le mange pas comme ça », a récemment fait remarquer au chef un client devant ce plat traditionnel revisité. Toucher aux classiques de la gastronomie marocaine demande parfois de se confronter aux clients qui râlent. Le couscous, par exemple, divise : « Il y a ceux qui ont du mal à tenter un couscous qui ne vient pas de leur mère ou de leur tante… Mais bon, on ne peut pas s’adapter au goût de chacun. Dans ma famille, on a déjà 50 couscous différents ! » plaisante Alaoui.
Le sien est bien sûr tiré de l’encyclopédie culinaire maternelle. Mais avec une touche supplémentaire, comme à son habitude : ses fameux pickles de harissa. Il le propose aussi en version sans gluten, avec de la semoule de maïs, très légèrement fumée, qu’il twiste avec un peu de cannelle, pour réconcilier les estomacs fragiles et les délices du souk. Quand le fils « tente des trucs » avec les recettes de la mère, elle commence souvent par un : « Tu es sûr ? Il faut que ça reste traditionnel », dont il s’amuse.
Faire évoluer les traditions est essentiel, il en est certain. « Sinon, tu ouvres juste un restaurant classique ! Moi ce qui me motive, c’est de puiser dans ce que j’ai appris auprès de Pierre Gagnaire, de Michel Rostang, au Japon, à Londres… en gardant un fil conducteur traditionnel. » De son point de vue, les jeunes marocains trouvent déjà les classiques en famille, alors au restaurant, il leur faut de la modernité. Sans compter qu’il confie avoir « une certaine fierté de cette cuisine un peu différente de celle des anciens ».
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