Michèle Fitoussi : « Je veux rendre aux Juifs de Tunisie leur dignité »

Avec « La Famille de Pantin », l’éditorialiste et romancière explore ses identités multiples, et rend hommage à la « mosaïque tunisienne » dont elle est issue. Un récit touchant qui nous éclaire sur la part juive de l’histoire du pays, bien souvent tue.

Michèle Fitoussi au Festival du Livre de Paris 2023, organisé au Grand Palais éphémère, le 22 avril 2023. © Cédric Perrin / BESTIMAGE

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Publié le 21 juillet 2023 Lecture : 9 minutes.

La part juive de l’histoire tunisienne est largement méconnue des deux côtés de la Méditerranée. Pour combler cette amnésie, Michèle Fitoussi lève le voile sur l’histoire de sa famille et celle des Juifs en Tunisie dans La Famille de Pantin. L’écrivaine et journaliste française, née à Tunis en 1954, nous avait jusque-là habitués à parler des autres.

De Malika Oufkir dans La Prisonnière, coécrit avec celle qui fut détenue pendant vingt ans dans les geôles marocaines sous Hassan II. De Janet Flanner dans Janet, correspondante du New Yorker à Paris. D’Helena Rubinstein dans la biographie éponyme qui la désigne comme « la femme qui inventa la beauté ». Elle s’est aussi penchée sur l’histoire de la série d’attentats tragiques en Inde, en 2008, dans La Nuit de Bombay, et sur les relations amoureuses et/ou de couple dans une bibliographie riche dont Cinquante centimètres de tissu propre et sec porte la trace de ses origines juives tunisiennes. Elle dépeignait en filigrane de ce roman une famille fictive à la nostalgie encombrante.

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Identité complexe

Dans La Famille de Pantin, Michèle Fitoussi se raconte sans fard dans un récit touchant. Conteuse, elle nous plonge dès les premières pages dans une chasse au trésor au cœur du cimetière de Pantin, où les vivants et les morts portent des noms ou des surnoms : Yaya ou Yayo, tante Pim, oncle Pap, oncle Pat, tante Jac, les indissociables Albert et Sarah… Chaque personnage révèle un pan de l’identité complexe des Juifs tunisiens, loin des caricatures, et renvoie à l’histoire des relations tout aussi complexes avec les autres communautés, avec le colonisateur français, etc.

Le livre est aussi un parcours vers l’éveil à la conscience sociale et sociétale d’une figure historique du féminisme. Une saga française et tunisienne, qu’elle tient aussi à faire découvrir dans son pays natal à travers la parution prochaine d’une version francophone de La Famille de Pantin dans une maison d’édition tunisienne.

Jeune Afrique : Votre livre commence par une scène au cimetière de Pantin, votre famille et vous allez rendre visite à vos disparus. Le lieu où nous sommes enterrés dit-il notre identité ?

Michèle Fitoussi : Oui, ça raconte leur identité nationale car leurs ancêtres étaient enterrés en Tunisie et eux, en France. Et aussi leur identité sociale : une partie de ma famille s’est fait enterrer à Pantin, une autre à Bagneux, mais pas à Montparnasse qui était plus chic, et où sont plutôt enterrés les juifs ashkénazes. À part mes grands-parents maternels, qui reposent côte-à-côte, tous les autres sont rassemblés au même endroit mais dispersés, et cela ressemble à leur destin.

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Vous écrivez : « Plus jeune, ce lieu de naissance que je déclinais chaque fois qu’il me fallait remplir des papiers me pesait. Née à Tunis, Tunisie. Ça faisait sous-préfecture. » Et plus loin : « Je suis fronçaise, disais-je, en arrondissant les lèvres, pour éviter de trahir mon accent. Fronçaise. Le reste ne m’intéressait pas. » Ce livre est l’histoire d’une réconciliation avec la part juive tunisienne de votre identité ?

J’avais alors 5 ans et, à cette époque, mes parents m’ont annoncé que l’on partait en France sans me dire pourquoi. Pour moi, la Tunisie était un pays dans lequel nous étions nés par accident. Les Tunisiens étaient gentils, folkloriques, mais ce n’était pas mon pays, ils ne parlaient pas ma langue.

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De même pour le judaïsme, mes grands-parents maternels et paternels se sont déjudaïsés pendant le protectorat, mon père était sympathisant communiste, je n’ai pas été élevée dans la religion. Je connaissais tout au plus deux fêtes juives, j’ai découvert les autres très tard. Mon identité première, c’était la France, que j’ai embrassée avec passion, et le reste m’intéressait à la marge. Ce qui me liait à ma culture juive tunisienne était mon immense amour pour ma famille.

Votre mémoire familiale occultée résonne avec la mémoire collective occultée. Vous rappelez : « Les Juifs étaient plus de 100 000 en Tunisie au début des années 1950. Ils ne sont plus que 1 500 aujourd’hui pour témoigner de leur ancienneté. » Vous voulez réparer cette amnésie ?

On a souvent vu les Juifs de Tunisie comme des rigolos en France. On les rattache dans l’imaginaire collectif à La Vérité si je mens, dont j’ai aimé les trois volets, et à Michel Boujenah, qui a perçu depuis plus de trente ans l’intérêt de parler de cette communauté. Mais elle était beaucoup plus hétérogène que cette représentation. Il y avait des pauvres, des riches, des bourgeois, des gens du ghetto, des italiens, des Juifs de culture arabe… Ce n’était pas un magma de harissa, de rabbins barbus et de cheveux frisés ! Je le savais mais je l’ai découvert dans le détail en écrivant ce livre.

Je me suis penchée sur ce passé pour mes enfants et mes petits-enfants, pour leur transmettre ce que j’ai, moi, longtemps ignoré : non seulement nous avons une histoire mais celle-ci est intéressante. Elle remonte loin, à la destruction du premier temple en Judée et peut-être même avant, lors de la création de Carthage. Quoi qu’il en soit, les Juifs étaient présents en Afrique du Nord bien avant la conquête arabe au VIIIe siècle.

Nous faisions partie du pays et nous avons été chassés lors des indépendances pour des raisons qui tiennent plus à la décolonisation qu’aux rapports entre les communautés. Mais c’est nous – qui avons trinqué – qui avons dû partir. En rappelant cette histoire pluri-millénaire, je veux rendre leur dignité aux Juifs de Tunisie.

Je vous cite : « Dhimmi. Ce statut discriminant pour les non-Musulmans, dans les pays où l’islam s’est imposé, a duré onze siècles en Tunisie. » Puis : « Ils étaient soumis à la chtaka, ce petit soufflet que tout Arabe avait le droit de donner sur la tête d’un Juif accompagné de cette formule : “Baisse la tête, chien de Juif, et reçois la calotte rituelle de ton père et de ton grand-père !” » Le statut de dhimmi a pesé sur les relations entre les Juifs et les Musulmans, même après sa suppression ?

Oui, je crois que ça a pesé. Même pendant le protectorat, ma famille et des amis avaient peur des voisins musulmans parce que ce souvenir demeurait. Le statut de dhimmi a été aboli après le pacte fondamental en 1857 signé par Mohammed Bey, sous la pression de l’Angleterre et de la France. Il énonce que tous ses sujets ont les mêmes droits, mais les onze siècles de mise en application du dhimmi ont laissé des traces indélébiles.

Quelqu’un m’a dit un jour qu’avec les Musulmans, on était frères mais pas beaux-frères

Je pense que les causes des relations complexes entre les Juifs et les Musulmans, y compris en Israël, sont en partie liées au statut des Juifs en terre d’islam. Dans l’inconscient collectif des uns et des autres, il y a des traces de l’ADN de la dhimmitude et pour s’en libérer, il aurait fallu une bonne psychanalyse collective.

Il y même eu des attaques contre les Juifs à Bizerte en 1961 puis lors de la guerre des Six-Jours en 1967…

Oui, il y en a aussi eu après la Première Guerre mondiale, entre les deux guerres. Cette violence a existé mais, en comparaison avec les voisins marocains et algériens, dans une moindre mesure. Et c’est aussi intéressant à constater alors même que la situation politique, sociale et ethnique constituait les ingrédients d’un cocktail qui aurait pu être autrement plus explosif.

 Je vous cite : « On vivait tous ensemble, disait-on, mais les relations entre les uns et les autres étaient codifiées, jusqu’aux quartiers de Tunis où l’on se promenait. » Le vivre-ensemble était-il un trompe-l’œil ?

Quelqu’un m’a dit un jour qu’avec les Musulmans, on était frères mais pas beaux-frères. Il y a quand même eu plus de mariages mixtes qu’on le croit, sauf que ça a toujours été tabou. Par exemple, j’ai récemment rencontré une jeune femme tunisienne qui m’a raconté que sa grand-mère juive avait épousé un Musulman mais que sa famille l’avait reniée et que celle du grand-père n’en avait jamais parlé.

Leurs rapports ont toujours été compliqués, ambivalents, il n’y a pas vraiment de vérité absolue. Les amis des différentes religions pouvaient s’apporter des plats lors des différentes fêtes. Certains affirment qu’on se détestait, d’autres qu’on s’adorait. Je pense, comme souvent, que la vérité est au milieu.

D’après vous : « Personne n’était d’accord. Ni sur Arabe ni sur Juif ni sur le rapprochement de ces termes qui, à moi, semblent incompatibles. » Pourquoi ?

Aujourd’hui, il y a un retour en Tunisie de trentenaires qui ont grandi en France sans rien savoir de leur histoire ni de celle des Juifs et des Musulmans en terre d’islam mais qui ont été bercés par les souvenirs de leurs parents et de leurs grands-parents. Ils se disent Juifs arabes sans se rendre compte que compter parmi la minorité juive dans l’immensité arabe les fond dans une masse où ils n’existent pas.

Pour moi, l’identité est un chemin. Il part de mes origines, puis en chemin, plein d’autres constituants se sont adjoints

Il me paraît plus juste de dire que je suis une Juive de Tunisie plutôt qu’une Juive arabe car je m’identifie au pays. Je me reconnais dans la musique, la cuisine, les gestes, la façon de parler. Quand je vais en Tunisie, j’ai l’impression que je vais retrouver des cousins et cousines.

On ne peut pas vous parler sans évoquer le féminisme. À l’instar de Gisèle Halimi, vous êtes-vous construite contre le modèle familial ?

Je ne voulais pas devenir comme Sarah – ma grand-mère –, parce qu’elle n’a pas choisi son mari. Mon grand-père est tombé fou amoureux d’elle alors qu’elle était secrètement amoureuse d’un ami de son frère. J’ai vu ma grand-mère rougir à 80 ans quand on parlait de lui ! Mais elle ne remettait pas en cause l’ordre établi, elle n’envisageait pas d’autre avenir pour ses petites-filles que le mariage.

Ma mère n’a pas fait d’études, pour aider ses parents. Et quand mes parents ont divorcé, elle a eu la double peine : être quittée par son mari, et être rejetée parce qu’on ne divorçait pas dans son milieu. Ma sœur et moi avons eu la chance de devenir adolescentes à la naissance du féminisme en France dans les années 1970, avec le mouvement de libération des femmes (MLF). Nous avons eu très tôt conscience de l’injustice faite aux femmes, et mon engagement en est la conséquence.

L’identité est-il un héritage que l’on reçoit, ou que l’on transmet ?

Pour moi, l’identité est un chemin. Ça part de mes origines : je suis née en Tunisie, je suis française grâce à la naturalisation de mes ascendants, je suis juive car je suis issue d’une famille juive. En chemin, j’ai agrégé plein d’autres constituants, comme mon amour pour la Méditerranée, mon berceau – ce qu’a confirmé un test ADN qui a décelé du grec et de l’italien dans mes origines, ainsi qu’un pourcentage ashkénaze qui me rapproche de mon compagnon. Mes deux enfants, dont le père est catholique et français, sont mariés avec des Espagnols. Je prends aussi ces apports et j’y ajoute Israël, découvert sur le tard. Je me sens riche de toutes ces identités. Je pense que plus on empile les strates, mieux c’est. La Tunisie a toujours été un pays mosaïque et je me sens en faire partie, tout en étant une petite mosaïque moi-même.

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La Famille de Pantin, de Michèle Fitoussi,  Éd. Stock, 288 pages, 20,90

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