En Tunisie, « les autorités laissent dépérir des centaines de migrants »
Pour la première fois de son histoire, le pays est visé par une plainte de l’Organisation mondiale contre la torture pour le traitement inhumain imposé aux migrants parqués à la frontière avec la Libye.
L’explosion de xénophobie dans la région de Sfax (Centre Est) et le rejet violent des migrants subsahariens ont donné lieu à des scènes extrêmes jusque là inimaginables dans le pays qui, durant la pandémie de Covid, avait montré une extraordinaire solidarité avec cette même communauté. Il a suffi d’un discours présidentiel stigmatisant une horde qui avait pour projet criminel de « métamorphoser la composition démographique de la Tunisie » pour que le pays soit plongé dans une crise sans précédent. Les autorités ont réagi par la répression en déportant certains des migrants arrêtés vers les zones frontalières avec la Libye et l’Algérie.
Prise dans un tourbillon d’intox, l’opinion a d’abord eu du mal à croire aux exactions subies par les migrants et à l’authenticité des vidéos les montrant perdus sous le soleil, dans des conditions épouvantables et inhumaines. Elle a dû se rendre à l’évidence et admettre une tragique escalade dans l’insoutenable. En se débarrassant d’êtres humains dans le désert, la Tunisie a provoqué un opprobre international sans pareil. Un crime de masse selon, Hélène Legeay, directrice juridique l’Organisation mondiale contre la torture Tunisie (OMCT), qui a travaillé à la saisine adressée aux Nations unies qui confirme le drame qui se joue à la frontière.
Jeune Afrique : Pourquoi l’OMCT a-t-elle décidé de porter plainte contre la Tunisie, ce qui est une première ?
Hélène Legeay : Cette démarche est en effet exceptionnelle. Il s’agit de réagir aux attaques, absolument atroces, qui visent actuellement les migrants déportés vers des zones invivables. Jusqu’à présent, peu d’initiatives ont été menées à ce sujet, en terme de dénonciations internationales. Très récemment, sur une initiative de l’organisation Euromed, nous avons saisi, avec d’autres ONG, les procédures spéciales des Nations unies notamment sur la torture et sur les droits des migrants. Nous essayons de maximiser les saisines pour que les Nations unies nous répondent. En tant qu’OMCT, nous sommes spécialisés dans la lutte contre les cas de torture et dans la saisine du comité contre la torture, qui est un organe compétent pour examiner les plaintes individuelles déposées contre un pays – dans le cas présent la Tunisie – par des individus qui ont été, ou qui continuent à être, victimes de torture.
C’est le cas du requérant ?
Oui, il s’agit d’une personne d’origine subsaharienne, comme les victimes de la vague massive de répression en Tunisie. Nous n’avons pas souhaité révéler sa nationalité, et encore moins son identité, pour ne pas l’exposer à des représailles de la part des autorités. Selon lui, il a été privé de tous ses droits procéduraux, n’a pas été informé des motifs de son arrestation, n’a pas eu droit à un avocat ou à un interprète ni à contacter son ambassade. Il a été transféré dans plusieurs postes sécuritaires à Ben Gardane (Sud Est) où il a été roué de coups avec une barre de fer avant d’être déporté à la frontière libyenne sans qu’aucun arrêté d’expulsion lui soit notifié.
Comment avez-vous pu recueillir des témoignages au sujet des maltraitances et des exactions commises ?
Nous nous appuyons essentiellement sur le témoignage de la personne concernée. Les ONG internationales de défense des droits de l’homme, mais aussi les ONG nationales, fonctionnent en réseau et échangent des informations. C’est ainsi que nous avons pu avoir le contact de cet individu arrivé à la frontière libyenne depuis plus d’une semaine : il a fait partie du premier contingent de migrants déportés dans cette zone.
Je ne vous cache pas que les contacts avec lui sont assez compliqués car évidemment, il n’y pas de point d’électricité pour recharger les portables. La documentation du cas s’est donc faite au cours de plusieurs petits entretiens pour essayer de collecter un maximum d’informations. Il a pu témoigner de tout ce qui se passe puisqu’il était l’un des premiers sur place et qu’il a pu assister à l’arrivée en quelques jours de plus de 700 migrants. Ces hommes, femmes, enfants, bébés sont stationnés dans ce que l’on qualifie de no man’s land, entre les frontières tunisienne et libyenne.
Sous quelle autorité est placée ce territoire ?
Il ne dépend de personne, mais en même temps il dépend de la Tunisie puisque les migrants sont parqués du côté tunisien de la frontière. Ils sont aussi repoussés par les Libyens. On sait que la Libye n’est absolument pas un pays sûr et que la situation des migrants y est atroce, avec des camps de torture, de l’esclavagisme, des viols. Aucun migrant n’a en soi envie de fuir la Tunisie pour trouver refuge en Libye. Mais la situation en Tunisie devient extrêmement grave, au point que les personnes avec qui nous avons pu nous entretenir sur place nous disent ne pas vouloir revenir en Tunisie, tout simplement de peur d’être tuées ou de disparaître.
Ces craintes sont-elles motivées ?
Le niveau de discrimination raciale mais aussi de violence, de la part de certains citoyens tunisiens galvanisés par les discours présidentiels comme des forces de sécurité, est tel que les migrants craignent pour leur vie en cas de retour sur le territoire tunisien. Le problème est qu’ils se retrouvent dans une zone où, jusqu’à tout récemment, les autorités tunisiennes refusaient l’accès à l’aide humanitaire. En gros, ils les laissent mourir dans un territoire sous leur contrôle, dans le sens où ils empêchent les migrants de revenir sur le territoire tunisien et les maintiennent dans une forme de détention dans une zone à ciel ouvert.
Pour ces raisons, nous nous sommes adressés au Comité contre la torture à partir du moment où nous avons établi que les migrants sont sous le contrôle des autorités tunisiennes, qui les ont en quelque sorte enfermés dans un périmètre délimité. Autorités tunisiennes qui ont un contrôle total sur leurs conditions de vie dans ce camp à en plein désert où ils sont privés d’eau, de nourriture et où on les laisse dépérir au soleil sous les températures particulièrement extrêmes de ces jours-ci. En Tunisie, on n’a jamais été confrontés à des crimes de masse, c’est le cas aujourd’hui.
Les migrants n’ont aucun moyen d’obtenir de l’aide ?
Les témoignages sont là. On a recueilli le récit d’hommes et de femmes d’origine subsaharienne de ce même groupe qui ont essayé d’obtenir de l’aide de la part des forces de sécurité tunisiennes en se dirigeant vers les postes de contrôle tunisiens, ils se sont fait rouer de coups. Nous avons entendu parler d’une mère de trois enfants qui a été quérir de l’aide avec deux autres hommes et qui s’est fait casser les dents. Bien sûr, nous n’avons aucun moyen de vérifier les informations qui remontent du terrain mais elles sont néanmoins concordantes.
Dans ce qui a pu être documenté, les forces de sécurité tunisiennes essayent de détruire systématiquement les portables. Leur objectif est de faire disparaître les gens dans un endroit d’où ils peuvent plus communiquer avec l’extérieur et raconter ce qu’ils vivent. Heureusement, plusieurs d’entre eux ont pu dissimuler des téléphones, c’est ainsi que nous pouvons les localiser. Pour vous donner un exemple, pour ce qui est des échanges avec le requérant au nom duquel nous avons porté plainte, nous en sommes à quatre ou cinq téléphones différents à partir desquels il me contacte. Dès que la batterie s’épuise, il est obligé d’en emprunter un autre à un arrivant. L’objectif des autorités est qu’ils ne puissent plus communiquer avec personne.
Les autorités tunisiennes vont-elles réagir à votre démarche ?
Nous espérons qu’après réception de la plainte, le Comité contre la torture va être réactif et interpeller les autorités tunisiennes. Mais vont-elles répondre au Comité, comme elles en ont l’obligation ? Normalement, elles n’ont pas d’autre choix. Le principe de cette procédure est que la Tunisie, ayant ratifié la convention contre la torture en 1988, a reconnu la compétence de ce comité onusien pour examiner, notamment, les plaintes individuelles. Le comité est un organe semi-juridictionnel, il n’est pas composé de juges mais d’experts internationaux qui vont juger de certaines violations soumises à leur examen, demander au pays de s’expliquer et émettre des recommandations et des rappels des lois.
Est-ce que les associations et les ONG parviennent à faire parvenir de l’aide ?
C’est difficilement supportable : elles tentent de trouver un moyen d’accéder au terrain, sans y parvenir jusqu’à présent. Savoir où sont les gens est compliqué. Les personnes déportées à la frontière algérienne, et qui marchent dans le désert dans des conditions similaires, sont aussi dans une situation absolument terrible. On nous a rapporté ce matin qu’il y aurait eu plus de trente morts de dénuement dans la zone entre la Tunisie et l’Algérie. Ces dernières heures, certains migrants ont été ramenés vers Tataouine (Sud Est), il sera peut-être possible de les secourir.
Les réfugiés vivaient déjà dans des conditions très précaires. On a le sentiment qu’en les déportant vers le désert, il y a une volonté d’en finir avec eux ?
Effectivement, tout cela est fait sciemment. Notre plainte porte d’ailleurs sur le fait que ces actes sont volontaires, que les autorités tunisiennes savent parfaitement ce qu’elles font et mesurent les conséquences de leur attitude. À cette aune, nous les tenons pour responsables du crime de torture. Il ne s’agit pas de négligence mais d’un crime volontaire orchestré vraisemblablement depuis le plus haut sommet de l’État pour pousser des gens à quitter le territoire, pour se débarrasser d’eux et nettoyer ainsi la Tunisie des migrants subsahariens. Ils n’ont d’autres choix que de quitter le territoire ou de mourir.
Pourtant, le ministre des Affaires étrangères tunisien et son homologue libyen, dans un entretien téléphonique, s’étaient accordés sur un traitement humain des migrants…
Ils ne pouvaient dire autre chose… Mais on sait comment sont traités les migrants en Libye et on sait maintenant comment ils le sont en Tunisie. On a du mal à voir comment la discussion peut s’orienter dans une optique de respect des droits humains. C’est probablement une opération de communication, purement et simplement. Cela ne leurre personne, ni la société civile, ni les partenaires internationaux de la Tunisie.
Le dernier discours présidentiel répond aux dénonciations des organisations des droits de l’homme, en arguant d’un complot ourdi en interne et externe contre la Tunisie. Un discours qui tourne en rond et laisse entendre qu’il n’y a aucune remise en question : le gouvernement est droit dans ses bottes, il n’a aucun problème à traiter de la sorte les migrants et en fait même un acte tout à fait légitime. Rien n’a freiné cette escalade, la répression sécuritaire devient un crime de masse, et le président développe toute une rhétorique qui montre son intention d’aller jusqu’au bout.
Le silence des pays africains n’est-il pas étonnant ?
On ne comprend pas cette absence de réaction. Tout le monde est, je l’avoue, un peu ahuri face à cette situation incompréhensible.
En 2011, la Tunisie avait accueilli près d’un million de réfugiés et avait été exemplaire. Comment comprendre un tel revirement, douze ans plus tard ?
Il s’agit de haine raciale, ni plus ni moins. Certaines personnes arrêtées avaient des titres de séjour valables mais avaient le tort d’être noires. Dans le lot il y a également des demandeurs d’asile, notamment des bébés, qui ont la carte délivrée par le UNHCR. Les faits parlent d’eux-mêmes. Tout est dit.
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