Profession : goûteur de caviar à Madagascar
À la ferme Acipenser, non loin d’Antananarivo, Georges Randrianzatouo est chargé d’une mission délicate : tester la qualité des œufs d’esturgeon avant leur commercialisation. Un don d’exception pour un mets d’exception.
Bottes et combinaison blanches, cheveux maintenus par une charlotte, le visage trahissant une intense concentration, Georges Randrianzatouo porte la cuillère de caviar à ses lèvres et dépose les précieux œufs sur sa langue. Dans les locaux réfrigérés et aseptisés de la ferme d’élevage piscicole Acipenser, située non loin du lac de Mantasoa, à une soixantaine de kilomètres d’Antananarivo, deux esturgeons femelles viennent d’être tués.
Ils ont été saignés la tête en bas, pour évacuer le sang. Leur ventre a ensuite été ouvert pour qu’on puisse en extraire environ deux kilos d’œufs par poisson. Ces œufs, jamais mélangés entre eux, ont d’abord été nettoyés et triés. Pesés au gramme près, puis salés, pendant une minute, avec du sel de Diego-Suarez (alias Antsiranana), ils ont ensuite reposé pendant trois minutes avant d’être égouttés durant cinq minutes. Des gestes professionnels, rapides, précis, effectués dans des conditions d’hygiène parfaite et chronomètre en main.
Le palais de Georges
Le caviar est prêt. Reste à le mettre en boîte pour l’affinage, qui prendra entre un mois et deux ans. Mais une étape reste à franchir, et non des moindres : celle du palais de Georges Randrianzatouo. Ce Malgache, né en 1989 dans le village de Carion (Centre), est responsable de la production. Il est, aussi, le goûteur de tout le caviar produit par la ferme que Delphyne et Christophe Dabezies ont créée, en 2013, avec Alexandre Guerrier. À lui, donc, incombe la mission d’assurer de la qualité gustative du caviar, avant et après l’affinage.
La ferme Acipenser (du nom latin de l’espèce) a produit 9 tonnes de caviar en 2022 et table sur une production de 11 tonnes en 2023. Le passage par les papilles de Georges Randrianzatouo est crucial dans ce milieu de la gastronomie de luxe, où le produit fourni doit être mieux que parfait. « Georges, c’est un talent, soutient Delphyne Dabezies. Le succès de l’entreprise repose en partie sur ses épaules. Il n’a pas droit à l’erreur. »
Aspect, saveur, parfum, texture et toucher, tout est important
Trente-quatre critères organoleptiques
« C’est moi qui goûte le plus de caviar, confirme le jeune homme à l’aspect calme et réservé. On fait couler les grains sur la langue, puis on les fait éclater sur le palais. Ce que je sens tout de suite, c’est le sel. S’il y en a trop, on déclasse, ou on jette. Ensuite, ce qui est déterminant, c’est la fermeté des œufs, la texture de l’exsudat [de leur contenu]. »
Le travail de goûteur est encore plus complexe qu’il ne veut bien le dire, puisque chaque cuillère doit lui permettre de déterminer trente-quatre critères organoleptiques, en fonction desquels il classera le caviar dans diverses catégories, selon sa qualité. Et le goût n’est que l’un des quatre sens qui entrent en jeu : l’aspect, le parfum, le toucher ont aussi leur importance.
Dans les fiches qu’il doit remplir, Georges Randrianzatouo coche avec application toute une liste de critères : couleur, homogénéité, équilibre du sel, goût de poisson, goût de terre, rémanence, amertume, beurre, etc. « Aucun caviar n’a le même goût », assure-t-il. D’autant que, tout au long de la chaîne de production, nombre de facteurs jouent sur les caractéristiques des œufs : la qualité de l’eau, le climat, la manière dont les poissons sont nourris et tués, la façon dont le caviar est conservé… Ainsi, l’utilisation de boîtes en fer blanc a été abandonnée, car elles donnaient au produit une infime saveur de fer rappelant celle du sang.
Gros poissons
Fils d’un agent d’entretien de l’Institut national de la jeunesse (INJ) de Carion et d’une cuisinière, Georges Randrianzatouo n’avait bien entendu jamais eu l’occasion de savourer du caviar avant de rejoindre la ferme Acipenser. Étudiant en gestion à Antananarivo, il a interrompu son cursus universitaire au bout d’une année pour travailler comme vendeur et magasinier dans un magasin chinois, Baolaï. Sur les conseils d’une amie, qui l’a recommandé, il a postulé chez Acipenser en 2018.
« Je n’avais jamais entendu parler d’esturgeons. J’avais juste entendu dire qu’il y avait de gros poissons… J’ai occupé à peu près tous les postes d’ouvrier, entre le triage et le colisage du poisson, le nettoyage et la désinfection du laboratoire. En 2020, je suis devenu agent de production et, aujourd’hui, je suis responsable de production. » C’est quand il a atteint le poste de superviseur qu’il a goûté pour la première fois à ce mets d’exception… qu’il a d’abord trouvé trop salé.
Curieux, il n’a cessé de poser des questions. À quoi correspond la saveur de noisette ? Celle d’amande ? Celle d’anchois ? « C’est la direction qui m’a expliqué les critères organoleptiques », dit-il. Les Dabezies et Alexandre Guerrier, qui se sont lancés dans ce projet fou en 2009 pour se diversifier – ils dirigent, par ailleurs, Akanjo, une entreprise de prêt-à-porter de luxe –, tâtonnaient eux aussi. « À nos débuts, on a été la risée de tout le monde. Les professionnels nous ont dit que ça ne marcherait jamais. Puis, après quelques échecs, notamment quand on a voulu importer de Russie des œufs fécondés, cela a commencé à fonctionner. La maison Petrossian nous a alors donné de précieux conseils, et on a fait venir beaucoup de monde pour nous former, y compris en matière de goût. On savait juste qu’on aimait le caviar, mais nous n’avions pas la capacité de former nous-mêmes nos équipes. »
Vingt-sept espèces dans le monde
L’apprentissage est quotidien. De ses voyages Delphyne Dabezies rapporte des caviars du monde entier pour que Georges et les membres de l’équipe goûtent ce qui se fait ailleurs – sachant que, sur les quelque 700 fermes d’esturgeons éparpillées dans le monde, seules deux sont situées dans l’hémisphère sud : Acipenser, à Madagascar, et Esturiones del Río Negro, sur le lac de Baygorria, en Uruguay.
La tâche de Georges Randrianzatouo est d’autant plus complexe qu’il existe une grande variété de caviars. Sur les 27 espèces d’esturgeons existantes, Acipenser en élève six : les acipenser nudiventris (caviar Shipova), stellatus (caviar Sevruga), baerii (caviar Baerii), persicus (caviar osciètre persicus), gueldenstaedtii (caviar Osciètre) et le très célèbre huso huso (caviar Beluga). Certains – persicus et nudiventris – avaient quasiment disparu du milieu naturel, mais leur fournisseur d’œufs fécondés en Russie, M. Shebanov, a permis aux Dabezies d’en tenter l’élevage.
« Je goûte chaque lot qui passe devant mes yeux. Après une dizaine de dégustations, ou bien quand je distingue un faux goût, je sors un peu pour marcher dans le couloir ou pour prendre l’air », explique Georges Randrianzatouo, qui, chaque matin, parcourt à vélo ou en taxi-brousse les 17 km qui séparent son domicile de la ferme.
Delphyne Dabezies, dont l’objectif affiché est de produire « le meilleur caviar du monde », résume ainsi l’évolution de son jeune collaborateur : « Il était le plus curieux et le plus impliqué de tous. Il a toujours osé dire qu’il voulait goûter. On a vu qu’il reconnaissait les différents goûts et qu’il tirait les équipes vers le haut. Ce que je trouve exaltant, c’est d’embaucher des personnes qui n’étaient pas prédestinées à produire du caviar ou à fabriquer des vêtements luxueux, et de les conduire jusqu’au top niveau. Georges compte parmi ces réussites. Il y a peu d’emploi, ici, et cet élevage lui a aussi permis de se rapprocher de sa famille. »
Aujourd’hui, Acipenser emploie quelque 300 collaborateurs, pour certains logés sur les terres-mêmes de la ferme. « Ce sont les notations de Georges qui nous aident à choisir une boîte, poursuit Delphyne Dabezies. Par exemple, lorsqu’on veut offrir un caviar exceptionnel au chef Pierre Gagnaire. »
Deux marques de caviar 100% malgache
Six des 11 tonnes que devrait produire la ferme Acipenser en 2023 seront commercialisées sous « marque blanche » (c’est-à-dire par des distributeurs comme Petrossian), et 5 tonnes par deux marques spécifiquement malgaches, Kasnodar et Rova.
Cette dernière, principalement destinée aux chefs étoilés, propose trois gammes pour chaque espèce : la gamme royale (85% de la production, avec des œufs d’un diamètre d’environ 2,9 mm pour le Baerii), la gamme impériale (12% de la production, 3,1 mm) et la gamme suprême (3%, plus de 3,2 mm). Pour l’osciètre, les œufs seront plus gros (2,9 à 3,6 mm), et pour le Shipova ou le Sevruga, ils seront plus petits (2,3 à 2,7 mm).
L’osciètre suprême atteint jusqu’à 4 900 euros le kilo, tandis que le Baerii royal ne sera « qu’à » 1 800 euros… Un prix très élevé, qui s’explique par le temps et la quantité de nourriture nécessaires pour que les femelles esturgeons grandissent et produisent des œufs en quantité suffisante.
Zéro déchet
À Madagascar, une fois le caviar récupéré, les poissons sont, pour une part, donnés à des orphelinats et, pour l’autre, vendus à bas prix sur le marché. Le sang et les viscères sont, eux, utilisés comme engrais, dans une logique « zéro déchet ».
En marque blanche, Acipenser vend dans le monde entier. Quant aux marques Rova et Kasnodar, elles sont essentiellement distribuées en Europe – où Acipenser est le deuxième exportateur, derrière la Chine – et aux États-Unis. Lorsqu’on lui demande quel est son caviar préféré, Georges Randrianzatouo n’hésite pas une seconde : c’est, bien sûr, le caviar malgache.
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