La crise migratoire met la diplomatie tunisienne à l’épreuve
Pression des Européens, manque de coopération des voisins algérien et libyen : dans un contexte de drame humanitaire, le dialogue entre Tunis et ses interlocuteurs ne donne pour l’heure guère de résultats.
L’entretien téléphonique du 7 juillet entre le ministre des Affaires étrangères tunisien, Nabil Ammar, et son homologue libyenne, Najla al-Mangoush, se voulait rassurant et mettait l’accent, à propos de la crise migratoire, sur « la nécessité du respect de la dimension humaine et en notant que ces migrants sont avant tout des victimes des réseaux du crime organisé et de la traite des êtres humains ». Moins de 48 heures plus tard, des Subsahariens étaient déportés dans la zone tampon à la frontière entre la Tunisie et la Libye et Tripoli durcissait le ton en renforçant son dispositif sécuritaire le long du secteur frontalier.
« Dimension humaine » ? Il y a là soit un malentendu, soit un déficit de communication, cette dernière étant justement l’un des points faibles du gouvernement tunisien. Le non-événement en dit long sur la solitude du coureur de fond que connaît la Tunisie. La Libye se claquemure et Alger se tait. Pourtant les trois pays frères, voisins et amis sont du même bord, enfin presque : la production d’hydrocarbures fait sans doute la différence.
« Le bilatéral achoppe également », confie un diplomate qui pourtant en a vu d’autres en Tunisie. Bien que le pays réamorce un mouvement diplomatique, pratiquement à l’arrêt depuis 2022, l’avis de gros temps sur les relations étrangères n’étonne personne. Question d’ambiance : la suspicion envers les puissances étrangères n’a jamais été aussi forte.
Les exigences du FMI
La théorie du complot a fait de nombreux adeptes, convaincus que les capitales occidentales « souhaitent changer le cours de la destinée du pays », en clair influer sur les orientations choisies par le président Kaïs Saïed. Une défiance nourrie par les accusations de collusions avec des puissances étrangères portées à l’égard de certains opposants arrêtés depuis février 2023. Leur tort, pour la plupart, est d’avoir rencontré ou reçu des diplomates. Aujourd’hui, l’heure est aux accusations de trahison.
Parmi les traîtres, ceux de la parole donnée et non tenue. Le prêt de 1,9 milliard de dollars (alors près de 1,95 milliard d’euros), concédé en octobre 2022 par le Fonds monétaire international (FMI) mais jamais débloqué, est devenu une véritable affaire d’État, ou plutôt une affaire de fierté nationale pour le président tunisien, qui refuse de se plier aux diktats des bailleurs de fonds ou autres organismes internationaux, qu’il ramène à une question de souveraineté nationale. Il s’agit surtout d’une position symbolique où le FMI conditionne son prêt à des réformes. Un appel implicite à revenir aux fondements de la démocratie, que le pays perd de vue depuis l’offensive de Kaïs Saïed sur le pouvoir le 25 juillet 2021.
Des conditions que le président tunisien – qui n’est prêt à aucune concession et a pour lui un réel soutien populaire – ressent comme une offense. Il préfère donc appeler les Tunisiens « à compter sur eux-mêmes ».
Seulement, le principe de souveraineté mis en avant par les autorités montre une certaine élasticité. Plus personne n’évoque, par exemple, une quelconque ingérence quand l’ambassadeur américain à Tunis, Joey Hood, inaugure, le 12 juillet, un complexe sportif à Fouchana (région de Tunis) entièrement équipé par l’Usaid en présence du gouverneur de Ben Arous, Ezzedine Chelbi, fervent supporter du président tunisien. De même, quand dans les dernières semaines, il s’enquiert auprès de Leïla Jaffel, ministre de la Justice, et d’Ali Mrabet, ministre de la Santé, de l’appui que les États-Unis pourraient fournir à leur département.
Pas de protestations contre une ingérence non plus quand l’Europe vient proposer au locataire de Carthage un package proposant des appuis financiers en échange d’un contrôle drastique par la Tunisie des flux migratoires au départ de son territoire. Une proposition que Kaïs Saïed a finalement déclinée, à sa manière, en répétant que la Tunisie n’avait pas « pour vocation d’être le garde-frontière de pays tiers ». Il semble que les dirigeants européens, ou plus précisément italiens, aient feint de ne l’avoir ni entendu ni compris. Pourtant, le président tunisien n’a pas feint son intransigeance, même si, selon certains observateurs, ce refus n’était qu’une manière de pousser l’Europe à revoir son offre à la hausse.
Relation distendue
Tactique efficace ? Cela semble douteux : si la partie italienne, à l’initiative de cette démarche européenne, a dans un premier temps assuré que les discussions n’étaient pas rompues et qu’elles se poursuivaient en coulisses, le ton a par la suite changé. Depuis le 30 juin, la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, et son ministre des Affaires étrangères, Antonio Tajani, ont mis un bémol à leur interventionnisme, notamment auprès du FMI, pour venir en aide à une Tunisie au bord d’un effondrement qu’ils prédisent depuis six mois, et les relations avec la péninsule en ont pris un coup.
Officiellement, Matteo Piantedosi, ministre italien de l’Intérieur, assure toujours être optimiste quant à la signature du fameux accord entre Tunis et Bruxelles. Seulement il ne dit pas tout : « Rien de nouveau à propos des discussions avec la Tunisie sur un protocole d’accord, les choses en sont au même point que les semaines précédentes, sans confirmation d’une quelconque rencontre », a déclaré de son côté, lors de son point presse quotidien du 12 juillet, Dana Spinant, la porte-parole de la Commission européenne. Reste à savoir si l’arrivée de Sahbi Khalfallah, nouvel ambassadeur de Tunisie à Bruxelles, est de nature à changer la donne.
L’Italie, qui reste en première ligne dans les négociations entre l’Europe et Tunis, continue d’espérer. Mais elle joue aussi un trouble jeu : Giorgia Meloni s’est récemment appropriée l’idée, initialement formulée par Kaïs Saïed, d’un sommet international sur la migration et annonce, tambour battant, qu’il aura lieu le 23 juillet en Italie, sans faire aucune mention du président tunisien. Une attitude désinvolte et une erreur stratégique. Il eût été plus porteur que la Tunisie accueille cette manifestation, qu’elle puisse peser dans les décisions en tant que territoire émetteur et destinataire de flux migratoires.
Cela aurait aussi pu permettre que les pays subsahariens et maghrébins dialoguent et trouvent ensemble des solutions qui ne semblent pas soufflées par Meloni ou d’autres dirigeants européens, lesquels ne paraissent pas comprendre grand-chose au continent, ni à la migration. Et persistent, par exemple, à ne pas vouloir voir que l’une des clés de la crise réside dans l’existence de réseaux mafieux qui opèrent une véritable traite humaine.
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