Elgas : « Ne faisons pas de Kemi Seba une obsession, ce serait surévaluer sa force »
Relations Afrique-France, panafricanisme, bras de fer entre Macky Sall et Ousmane Sonko au Sénégal… Journaliste, romancier et docteur en sociologie, El Hadj Souleymane Gassama, dit Elgas, livre son regard sur les débats du moment.
L’ACTU VUE PAR – En 2015, le grand public le découvrait à travers un récit publié aux éditions Présence africaine, Un Dieu et des mœurs, une chronique au quotidien des maux de la société sénégalaise, quatre ans après l’avoir quittée. Six ans plus tard, Elgas – une contraction de son vrai nom, El Hadj Souleymane Gassama – revenait avec Mâle noir, un premier roman sur le mal-amour, aux nombreuses racines et ramifications, paru aux éditions Ovadia. Journaliste et docteur en sociologie, ce proche de Mohamed Mbougar Sarr, qui s’est forgé une réputation de « chroniqueur assassin », vient de publier aux éditions Riveneuve un brûlot iconoclaste, sérieux et jubilatoire, Les Bons Ressentiments – Essai sur le malaise post-colonial, qu’il convient d’emporter en vacances.
Elgas explore le rapport crispé de certains Africains à l’ancienne puissance colonisatrice, dissèque la pensée décoloniale et s’oppose audacieusement à ses excès et à l’essentialisation qu’elle laisse transparaître. Il tente ainsi, notamment, d’invalider l’accusation d’« aliénation » envers la France dont sont victimes de nombreux écrivains et intellectuels africains, et qui conduit à leur traque au sein de la communauté. Elgas plaide pour la liberté de conscience et la liberté de création, le refus des assignations et des injonctions. Pour n’avoir jamais été dans « l’illusion de la pureté identitaire », le trentenaire invite les Africains à assumer leur pluralité, à ne pas tomber dans le piège des identités figées.
Au bout du compte, il évoque les « bons ressentiments » pour souligner le caractère complexe des liens qui existent entre la « victime » et son « bourreau ». Plus la première appelle de ses vœux la rupture avec le second, plus ils sont liés. Le natif de Saint-Louis invite alors la « victime » à un exercice d’autoscopie. En lui demandant de taire sa colère et son amertume, de poser un regard lucide sur ses propres faiblesses, de trouver dans quelle mesure elle peut contribuer à faire évoluer la situation qu’elle dénonce.
Jeune Afrique : Votre essai est né du constat d’un malaise persistant dans la relation franco-africaine, exacerbé ces dernières années. Comment l’expliquez-vous ?
Elgas : C’est d’abord un malaise structurel. Depuis très longtemps, on assiste, sur le continent, à une contestation de plus en plus vigoureuse de la survivance coloniale. Ce rejet fédère plusieurs chapelles, politiques, universitaires ou activistes, lesquelles militent pour une rupture franche et totale avec le « bloc colonial ». Ce discours a été celui des élites et de nombreux hommes politiques se réclamant de l’afrocentrisme ou du panafricanisme.
Cette trame demeure. Mais le malaise est aussi conjoncturel. Il est notamment lié aux séquences plus ou moins chaotiques des années 1980 et 1990, avec des États faillis, des coups d’État, les guerres, la brève embellie du début des années 2000, puis les crises successives de ces dernières années, marquées d’ailleurs par le retour des États faillis et, surtout, cette fois, par la recherche de boucs émissaires.
L’idée décoloniale ne m’apparaît plus exigeante ; on est tombé dans des espèces de gadget et de label
À chaque fois qu’interviennent des chocs géopolitiques, économiques, sociaux et/ou des interventions militaires, on assiste à la réapparition de ce malaise qui, en réalité, ne disparaît jamais. La situation au Mali et au Burkina témoigne de la résurgence de ce phénomène.
Vous condamnez la radicalité de certaines mouvances décoloniales. Pourtant, selon vous, on est parvenu à un moment charnière de la relation franco-africaine, où il faut procéder autrement. Que préconisez-vous ?
Je ne suis pas favorable à une disqualification pure et simple de la pensée décoloniale. Sa pertinence est réelle, mais j’en amende le contenu parce qu’il y a des excès. L’idée décoloniale ne m’apparaît plus exigeante ; on est tombé dans des espèces de gadget et de label. On se dit décolonial comme si cela constituait un visa ou un certificat pour passer les frontières intellectuelles, paré de vertu.
Le décolonial devient un sujet à partir duquel on bâtit une certaine gloire, à peu de frais
Être exigeant envers nous-mêmes, en jetant un regard lucide sur nos histoires, nos échecs, nos responsabilités, permettrait d’écrire de nouveaux chapitres, en particulier si l’on cesse de n’en référer qu’à la question coloniale. Ce n’est pas toute notre histoire.
Vous situez-vous sur la même ligne que Kamel Daoud lorsqu’il évoque la « logique de rente coloniale » dont les Algériens devraient se détourner ?
Oui, c’est une rente facile. Le décolonial devient un sujet à partir duquel on bâtit une certaine gloire, à peu de frais. Même les présidents africains, les satrapes qui sont en train d’amorcer leur chute, savent qu’ils tiennent là une bouée de sauvetage. À partir du moment où ils tapent sur la France ou vilipendent la colonisation, ils ont du sursis.
L’héritage mal assimilé de ces penseurs a été capté de manière sectaire par des personnes qui n’en ont gardé que des slogans
Aujourd’hui, il suffit à un activiste de manier ce discours pour avoir des admirateurs partout sur le continent. Tout le monde l’a compris : le baron traditionnaliste religieux qui explique que toutes les dépravations de l’Afrique viennent de dérives occidentales ; l’intellectuel dans un tropisme identitaire ; l’homme politique qui échoue dans ses missions… On a une communauté, très hétérogène, autour d’une même matrice, parce que c’est un discours qui fédère.
Est-ce en cela que vous déplorez l’instrumentalisation d’intellectuels comme Cheikh Anta Diop ou Frantz Fanon ?
Certains lecteurs considèrent que je m’attaque à Cheikh Anta Diop et, dans une moindre mesure, à Frantz Fanon. Évidemment, ce n’est pas le cas. Ils ont été les premiers – et les plus en vue – à théoriser la question de l’aliénation, du reniement, de la servilité. Laquelle part d’une faute supposée : la traîtrise envers les siens, Noirs, Africains, communauté formée par une histoire singulière.
Dans les premières pages de Nations nègres et culture, avec une attaque plus ou moins explicite contre Senghor, Cheikh Anta Diop montre comment l’aliénation se poursuit. Et, Peau noire, masques blancs, de Frantz Fanon, n’est autre que la traque de cette aliénation.
Toute critique de Cheikh Anta Diop est perçue comme une attaque, assimilée à une intelligence avec l’ennemi
Mais, autant le contexte, l’urgence et l’ennemi, à l’époque, appelaient parfois à des lectures rapides, radicales, qui étaient justes et pas du tout inélégantes, autant on a assisté, avec le temps, à des formes de glissement. L’héritage mal assimilé de ces penseurs a été capté de manière sectaire par des personnes qui n’en ont gardé que des slogans, afin d’octroyer à leurs combats le vernis ou le crédit intellectuel qui leur faisait défaut.
Par effraction, elles en ont fait leurs mentors, puis des gourous intouchables. Toute critique de Cheikh Anta Diop est perçue comme une attaque. On a rétréci le territoire du débat en disqualifiant toute critique, assimilée à une intelligence avec l’ennemi. S’est ensuivi un terrain désert, propice à l’émergence de profils comme ceux de Kemi Seba. Le fond de leurs discours ne diffère pas de celui des intellectuels-icônes, mais ils assènent leurs propos avec radicalité, pour le bonheur des réseaux sociaux.
Comment expliquez-vous que la jeunesse africaine se réfugie dans ces rancunes du passé, alors même que le continent expérimente des transformations multiples ?
Il y a une double rupture, générationnelle et intellectuelle. Le continent s’est développé rapidement sur le plan démographique ; tous les leaders panafricains qu’il a connus et qui sont arrivés au pouvoir ont plus ou moins déçu. C’est le cas d’Abdoulaye Wade ou de Laurent Gbagbo, porteurs modèles du rêve panafricaniste.
Il y a également eu une déconsidération progressive de la parole intellectuelle, supposée être la voix de l’Occident. L’intellectuel africain le plus en vue est désormais moins populaire aux yeux de beaucoup de jeunes que le dernier des influenceurs.
Je suis pour que l’on discute avec Kemi Saba, que l’on détricote petit à petit son discours
À ces ruptures s’ajoute l’absence de perspectives. Tout cela crée du chaos, obligeant les jeunes à trouver les repères qu’ils peuvent dans une forme d’affinité générationnelle avec les activistes qui trafiquent les discours des icônes passées. Les confrontations et les débats dans les universités – comme il y en a eu dans les années 1960 à 1990 – n’existent plus. La culture idéologique a disparu. Aujourd’hui, on ne discute plus de manière frontale. On est avec ou contre Kemi Seba, certains intellectuels ou des décoloniaux.
Peut-on – et doit-on – combattre Kemi Seba ?
N’en faisons pas une obsession, ce serait surévaluer sa force. Autant il est populaire – c’est indéniable –, autant en faire une figure du continent me paraît exagéré. Ce que je trouve en revanche intéressant, c’est que toutes les idées avancées pour le bâillonner ou le disqualifier avec snobisme et mépris n’ont fait que le renforcer. Cela lui a d’ailleurs offert un supplément d’âme combattante, une stature de martyr qu’il exploite à l’envi.
Je suis pour que l’on discute avec Kemi Saba, que l’on détricote petit à petit son discours, sans obsession, sans tropisme marqué, que l’on démontre qu’il a tort. Et pourquoi ne pas lui proposer une « offre de rachat » : il est jeune, il peut changer de discours. Le menacer, c’est surestimer son poids et lui donner une aura qu’il n’a pas.
Quelle est le positionnement de l’intellectuel que vous êtes face à la situation qui prévaut au Sénégal ? D’un côté, des signes d’apaisement venant du camp présidentiel : Macky Sall ne se représentera pas, le système des parrainages est assoupli, et le code électoral va être révisé pour empêcher la disqualification de candidats condamnés par le passé. De l’autre côté, cette curieuse condamnation d’Ousmane Sonko pour corruption de la jeunesse et sa possible arrestation.
J’ai toujours pensé que les intellectuels ne devaient pas délivrer de discours réactifs. Fréquenter la société au long court permet de documenter l’histoire au jour le jour. Il est aussi essentiel de participer au débat à travers des chroniques et des articles, pas uniquement sur des sujets politiques, afin de prendre le pouls de la population. Les intellectuels qui n’interviennent que lorsque ça brûle, pour essayer de jouer les pompiers, contribuent à renforcer la défiance à leur égard.
Une paix factice règne au Sénégal, on ne sait pas ce qu’il adviendra d’Ousmane Sonko
La décision de Macky Sall de ne pas se présenter est-elle à saluer ?
Macky Sall respectera la Constitution ; je ne pense pas qu’il faille tomber béat d’admiration pour cet acte assez banal. Ce qui en fait quelque chose d’exceptionnel, c’est le contexte local et sous-régional. Le mérite de sa décision lui revient, il faut en prendre acte.
Mais il y a un grand éléphant dans la pièce : la condamnation de Sonko. Un État fort qui condamne doit pouvoir aller jusqu’au bout, c’est-à-dire emprisonner. Là, on assiste à une séquence de flottement absolu, où les décisions ne semblent pas assumées, où le dialogue national a été une forme de rassemblement d’un oligopole pour essayer d’écarter quelqu’un et confirmer la présence d’une caste au sommet. C’est une image terrible. Le dialogue national n’a pas été assez libre.
Il faudra donc une clarification ?
Il en faudra une, tôt ou tard. Elle dira si l’essai de la décision de Macky Sall est transformé par une pacification de la scène politique. Ce n’est pas gagné. Une paix factice règne, on ne sait pas ce qu’il adviendra d’Ousmane Sonko.
Ne pas l’acquitter dans des délais qui lui permettraient de se présenter pourrait rallumer le feu ?
Oui. D’ailleurs, Ousmane Sonko le dit. C’est une menace à peine voilée, dans la droite ligne de tout ce qu’aura été son discours au fil des années. Il y a une grande chance que, dans l’ordre naturel des choses, Macky Sall soit le responsable premier. Mais il n’est pas en reste dans le climat de surenchère et d’escalade de la violence qu’on a connu au Sénégal. Le lexique Sonko est guerrier : l’appel à la désobéissance face à la justice est un précédent dangereux, qui pourrait un jour conduire à l’ingouvernabilité du pays. Admettons que Sonko arrive au pouvoir, qu’un opposant décide de se soustraire aux règles républicaines rationnelles, on s’installera alors dans une instabilité chronique.
Qui a tort, qui a raison ?
Sans vouloir procéder à un arbitrage facile d’intellectuel en distribuant les bons et les mauvais points, je dois reconnaître que le flou entretenu pendant longtemps sur une troisième candidature, la répression aveugle des manifestants, la non-maîtrise de la communication gouvernementale, le renforcement des inégalités, l’abandon de promesses en cours de mandat, peuvent être pertinemment inscrits au passif de Macky Sall.
On ne peut absoudre Sonko d’une stratégie va-t-en-guerre problématique
Mais il faut aussi pouvoir analyser comment la logique du rapport de force qui a enivré le Pastef a contribué à semer le chaos. Les formules telles que « marcher sur le Palais » et les appels à l’insurrection posent problème, et ne peuvent être omis dans le diagnostic que l’on dresse.
Renvoyez-vous Macky Sall et Ousmane Sonko dos à dos ?
Non. Le dépositaire du pouvoir est le responsable premier. Mais on ne peut absoudre Sonko d’une stratégie va-t-en-guerre problématique.
S’attaquer à France 24 est tout à fait irresponsable
Avez-vous été surpris par la décision de Macky Sall de ne pas se représenter ?
Je fais partie des rares personnes qui étaient convaincues que Macky Sall ne se représenterait pas. Une intuition forte, tenace. Il m’a semblé dommage qu’il ne l’ait pas dit plus tôt, pour « déplumer », stratégiquement, son adversaire, en lui ôtant un argument de poids. Je n’ai pas compris. Pour quelqu’un qui s’est battu en 2011, a fait des déclarations très éloquentes, a écrit un livre sur le sujet, quelqu’un qui était déconsidéré à l’intérieur du pays malgré son élection en 2019, Macky avait toutes les raisons de ne pas rempiler.
Le gouvernement sénégalais a accusé la chaîne France 24 de « couverture médiatique tendancieuse », tandis que le directeur du Musée des civilisations noires l’a comparée à la Radiotélévision libre des Mille collines au Rwanda, avant et pendant le génocide. En cause, la diffusion d’un décryptage sur les nervis à la solde du parti présidentiel pendant les émeutes liées à l’affaire Sonko, ainsi qu’une interview, à distance, de ce dernier, puis celle de Khalifa Sall. Qu’est-ce que cette bronca contre France 24 vous inspire ?
C’est le signe le plus évident de la perte de repères et de la panique du pouvoir. S’attaquer à France 24 est tout à fait irresponsable. C’est un aveu d’intranquillité de la part d’un pouvoir qui voit dans les médias étrangers les vecteurs fantasmés de la désinformation. Dans cette galerie bien triste que Francis Laloupo appelle joliment « la petite boutique des calamités », on note la présence des régimes malien et burkinabè, qui ont instrumentalisé le rejet de ces médias étrangers, dont Jeune Afrique, soupçonnés d’appartenir à cette grande galaxie où l’on réunit tout et n’importe quoi, la Françafrique.
Le pouvoir sénégalais a été jusqu’à présent très rationnel et a toujours délibéré de façon sereine. Le voir tomber dans de telles outrances serait une déraison absolue, une folie de la part d’un pouvoir qui doit se ressaisir.
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