Rania Berrada : « Najat ou la survie, c’est Bourdieu vs le maktoub »

Dans son premier roman, l’ancienne rédactrice en chef de Brut Maroc brosse le portrait d’une étudiante d’Oujda qui rêve d’exil et connaît bien des désillusions.

Rania Berrada, journaliste formée au Celsa, à Paris, et rédactrice en chef du média numérique Brut Maroc. © Rania Berrada Chloé Vollmer-Lo/Éditions Belfond

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Publié le 3 août 2023 Lecture : 8 minutes.

« La plus grande gloire n’est pas de ne jamais tomber, c’est de toujours se relever », a écrit Confucius. Cela pourrait être la morale de Najat ou la survie, premier roman de Rania Berrada, journaliste formée au Celsa, à Paris, et rédactrice en chef du média numérique Brut Maroc. Son personnage principal vit à Oujda (Maroc), rêve d’amour et d’exil en Europe mais, à chaque fois, un grain de sable vient enrayer ses desseins : un homme qui lui promet le mariage sans jamais passer à l’acte, un oncle qui se trompe de case dans un formulaire et lui interdit de poursuivre ses études en Allemagne, les espoirs déçus du Printemps arabe, les tracas infernaux des administrations marocaines et françaises…

Apprendre une langue, obtenir des examens, attendre des années la régularisation des papiers de son mari en France… Najat ne recule devant aucun effort. Femme, issue d’un milieu modeste, dans une ville gangrenée par la corruption et aux services publics défaillants, doit-elle lutter contre le déterminisme social ou une malédiction ? Que pèse la plus admirable des résolutions face au destin implacable qui s’acharne sur elle ? En décrivant le parcours d’une femme courage broyée par le système, Rania Berrada pose un regard cru sur la société marocaine et sur les conditions d’accueil des étrangers en France. La protagoniste, ni révoltée ni abattue, est une héroïne ordinaire qui porte en elle une complexité que l’autrice marocaine née à Rabat en 1993 dépeint avec finesse. Rencontre à Tanger, au festival Littératures itinérantes.

En décrivant le parcours d’une femme courage broyée par le système, Rania Berrada pose un regard cru sur la société marocaine et sur les conditions d’accueil des étrangers en France. © Éditions Belfond

En décrivant le parcours d’une femme courage broyée par le système, Rania Berrada pose un regard cru sur la société marocaine et sur les conditions d’accueil des étrangers en France. © Éditions Belfond

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Jeune Afrique : Plusieurs fois, Najat, la protagoniste qui donne son prénom au titre de votre roman, émet l’hypothèse qu’elle est maudite. Est-elle victime de forces qui la dépassent ?

Rania Berrada : Ce roman, c’est Bourdieu vs le maktoub. La question que je pose est la suivante : le parcours de Najat est-il le fruit d’un déterminisme social et familial qui explique la fatalité objective qui s’abat sur elle ? Ou y a-t-il une part de maktoub, de providence, sur laquelle elle n’a pas du tout prise ? Un regard occidental pourrait l’interpréter d’un point de vue sociologique, comme le ferait un Didier Eribon ou un Pierre Bourdieu. Mais on peut le lire à l’aune de la croyance de Najat, qui la conduit à penser qu’elle est maudite.

Elle compare sa vie à celle de sa sœur. Les deux femmes ont grandi dans la même ville, Oujda, dans le même milieu social, dans la même famille mais, contrairement à Najat, qui a pourtant fait plus d’études, sa sœur a été naturalisée sans problème, elle a vécu toute sa vie avec son mari, elle a eu deux enfants. Najat considère qu’il y a quelque chose qui relève de la chance tordue, comme le dit l’expression marocaine, c’est-à-dire que quelque chose a mal tourné.

Najat cherche-t-elle à quitter son pays ou cherche-t-elle l’amour ?

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Il y a plusieurs temps dans ce livre. D’abord celui de l’amour, quand Najat rencontre Yahya et ressent les symptômes qui vont avec : les papillons, les étincelles. Mais quand l’administration se mêle de l’histoire et qu’elle s’engage dans cette attente qui va durer des années, le sentiment s’émousse et laisse la place à une vision beaucoup plus pragmatique de la relation. Elle se dit alors que le plus important n’est pas de savoir si elle l’aime ou non, mais de sauver sa peau. Elle a vécu des épisodes qui l’ont conduite à détester ce pays : le système de santé est défaillant, la corruption règne, l’espoir né du Printemps arabe est très vite douché. Ces désillusions la mènent à adopter une vision plus utilitariste et l’amour devient secondaire à ses yeux.

Najat rencontre un étudiant, Mehdi, qui s’enflamme lors du Printemps arabe :  « L’heure est venue de renverser le système ! » Quel est le bilan du Printemps arabe au Maroc ?

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Mehdi est le symbole de l’espoir que soulève dans une partie de la population l’élection du Parti de la justice et du développement (PJD). Les islamistes toquaient en vain à la porte du pouvoir depuis des années et, à la faveur de la révolte populaire, ils s’en emparent. Une partie de la population y croyait vraiment. Des membres de ma famille, pas du tout conservateurs d’un point de vue sociétal, ont quand même voté pour le PJD pour les réformes économiques qu’il portait. Beaucoup de gens pensaient que la religion était une garantie de bonne foi. L’exemple que je donne dans mon roman est un des plus criants. L’Istiqlal au pouvoir avait promis d’employer des milliers de chômeurs via un PV.

Quand le PJD arrive au pouvoir, il balaie cette promesse d’un revers de main en se désolidarisant des décisions prises par ses prédécesseurs. Le problème, c’est qu’il ne proposera rien d’autre. Ces jeunes ont non seulement été abandonnés mais certains se sont aussi retrouvés poursuivis en justice. Le programme du PJD comportait aussi la fin de la corruption, du clientélisme, du chômage. Mais à la fin, les électeurs se sont rendu compte que ses membres étaient aussi corrompus que les autres et, lors des dernières élections, le PJD a obtenu un score ridicule.

On apprend qu’Oujda compte 400 minarets, ce qui en fait la deuxième ville au monde par le nombre de mosquées. Najat dit à son père que l’argent mobilisé pour les construire pourrait servir dans les écoles et les hôpitaux. Le poids de la religion est-il un frein au développement économique ?

Le père de Najat lui fait remarquer que ce sont les mouhcinine (« les bienfaiteurs ») qui construisent les mosquées et qu’on ne va tout de même pas empêcher les gens d’investir dans une mosquée s’ils le veulent. On dit que construire une mosquée de son vivant, c’est ce qu’on peut faire de mieux pour gagner des hassanates après sa mort. Oujda reste un cas particulier, car c’est une ville beaucoup plus conservatrice que le reste du Maroc. Quand on sort dans la rue, la plupart des femmes sont voilées et, à partir d’une certaine heure, il n’y a plus de femmes dans la rue, alors que ce n’est pas le cas à Rabat ou à Casablanca.

Ryad, le frère de Najat, critique la construction du théâtre d’Oudja. Il adresse cette remarque en parlant du Marocain de la rue : « Tu penses que lui va dépenser 50 dirhams pour assister à une représentation alors qu’il pourrait acheter de la viande pour sa mère ou sa femme ? » Se nourrir l’esprit est-il superfétatoire quand on a du mal à se nourrir tout court ?

C’est une question qui divise le Maroc et elle est centrale dans mon livre. Des théâtres se montent, comme le grand théâtre national de Rabat. Mais beaucoup de Marocains se demandent si la population n’aurait pas besoin qu’on réponde à ses besoins primaires comme se nourrir ou se loger, qu’on augmente le Smig [salaire minimum interprofessionnel garanti] et qu’on régule l’inflation.

Parmi les raisons qui poussent Najat à fuir, le patriarcat, représenté par son frère Ryad. Le déterminisme de genre est-il encore plus prégnant que le déterminisme social ?

Je ne voulais pas raconter le parcours d’une femme révoltée, car j’ai l’impression d’avoir déjà beaucoup lu ce livre. Ce n’est pas un roman qui remet en question le fonctionnement de la société, qui manie de grands principes. Ce qui m’importe, c’est de voir comment on élabore des stratégies concrètes pour avancer au jour le jour. Najat prend le patriarcat comme une donnée, elle n’a pas envie de retourner ce système, de devenir une héroïne qui va batailler seule contre tous. Najat essaie de survivre, d’où son prénom, qui signifie « celle qui survit » en arabe.

Elle ne mène pas une vie faite de choix mais plutôt de compromis, elle doit se résoudre à opter pour le « moins pire ». Le patriarcat, tout comme l’administration et le pouvoir politique, sont des chapes de plomb, et elle essaie de s’aménager des espaces pour souffler un peu.

L’espoir de Najat repose dans l’exil mais : « Vivre dans le pays des autres, c’est être à la merci de leurs décisions et de leur bon vouloir. Selon qu’ils élisent tel ou tel candidat, tel ou tel parti, qu’ils sont de bonne ou de mauvaise humeur au moment où vous leur demandez un témoignage capital, ils peuvent flinguer votre vie, vous la rendre impossible », écrivez-vous. La migration est-elle un leurre ?

Cela dépend des conditions dans lesquelles on arrive. Quand la migration porte pour nom l’expatriation et que l’immigré va vivre dans de très bonnes conditions, ce n’est pas un leurre. Mais ça le devient quand, pour avoir des droits, il faut avoir des papiers et que, pour avoir des papiers, il faut se livrer à un bras de fer avec la préfecture, avec tout ce que cela implique comme violence symbolique.

Najat n’a pas toutes les armes pour se défendre, comme la langue, qu’elle connaissait mais qu’elle a perdue. La scène où des policiers débarquent un matin pour contrôler qu’elle vit bien avec son mari et qu’elle n’a pas contracté un mariage blanc illustre cette violence. Najat ne ment pas, mais à cause de son français approximatif, elle paraît suspecte. Quand les policiers finissent par partir et qu’elle se retrouve enfin seule, elle fond en larmes pour se décharger de l’impact émotionnel provoqué par cette intrusion dans son intimité. On n’imagine pas à quel point il peut être dévastateur de devoir accepter que des inconnus censés représenter l’ordre viennent fouiner jusque dans votre salle de bains, vos armoires, vos placards.

Le parcours kafkaïen de Najat pour faire reconnaître ses droits est-il révélateur du traitement des étrangers en France ?

Oui, bien sûr. Les délais d’attente, la rigidité de l’administration… Tous ceux qui ont eu affaire à la préfecture en France savent à quel point c’est compliqué. Moi-même, j’allais à la préfecture tous les ans pour faire mes papiers et on s’adressait à moi, qui maîtrise parfaitement le français, comme on parlerait à un enfant. C’est déshumanisant, humiliant. Sans avoir connu la bataille acharnée de Najat, j’ai plaqué mon ressenti sur mon personnage à certains moments. Dans une scène, elle demande où en est son dossier et on lui répond sèchement qu’elle aura l’information en temps et en heure. C’est très dur de mettre sa vie en suspens dans l’attente d’une réponse qui peut prendre des années.

Comment vous est venue l’idée de ce premier roman ?

Ce n’est pas une histoire que j’ai vécue mais elle est inspirée de faits réels. J’ai toujours eu à cœur de la restituer, je ne savais pas sous quelle forme : documentaire, film, pièce de théâtre… En licence d’économie à Paris 1 [Panthéon-Sorbonne], je me suis inscrite à un atelier d’écriture animé par feue Joëlle Guillais, à la mémoire de laquelle je dédie Najat ou la survie. J’ai commencé à écrire des textes courts et il m’est devenu évident que je voulais transformer en roman cette histoire que j’avais en moi depuis longtemps.

Najat ou la survie, roman de Rania Berrada, éditions Belfond, 334 pages, 20,50 €

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