« En faisant de la Tunisie un poste-frontière, l’UE crée un précédent »
Pour Romdhane Ben Amor, porte-parole du Forum tunisien des droits économiques et sociaux, l’accord signé le 16 juillet avantage avant tout les Européens. Les Tunisiens n’y gagnent rien et aucun des problèmes liés aux migrations n’est résolu.
Vigie de la société civile, le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES) est en première ligne sur les questions de migration et de mobilité, mais aussi de bonnes pratiques de gouvernance. Marginalisé, comme tous les corps intermédiaires, par les autorités, le FTDES continue néanmoins de s’exprimer sur ce qu’il considère comme un devoir citoyen. Au cœur de la crise que vit la Tunisie, la signature, le 16 juillet, du mémorandum d’entente sur un partenariat global entre la Tunisie et l’Union européenne interpelle le Forum. Son porte-parole, Romdhane Ben Amor, apporte un éclairage sur ce qui revient selon lui à un passage en force de Bruxelles.
Jeune Afrique : Que vous inspire le récent accord conclu avec l’Union européenne [UE] ?
Romdhane Ben Amor : Les citoyennes et citoyens tunisiens n’ont eu accès qu’à un texte général. Ils ne sauront rien des détails de cet accord. S’agissant d’un mémorandum, il doit être accompagné d’éléments techniques relatifs à sa mise en œuvre. Par exemple ceux établissant les conditions d’application ou donnant des précisions sur des points précis comme les opérations conjointes en mer, notamment. Ce qui est mentionné est de l’ordre des généralités, sans que l’opinion publique puisse en saisir le sens. Cela pourra même être présenté comme une victoire pour la Tunisie.
Mais alors, que contient-il, plus précisément ?
En réalité, le fond de cet accord est d’abord sécuritaire. Il ne s’agit pas d’un contrôle accru des côtes tunisiennes uniquement, mais également des frontières aériennes tunisiennes. La coopération sera également axée sur l’identification de tous les migrants, subsahariens, maghrébins et autres, qui parviennent en Europe pour permettre un échange de données. L’accord donne également un cadre légal au renvoi des Tunisiens depuis l’ensemble de l’espace Schengen et non plus seulement depuis la France, l’Allemagne et l’Italie, comme c’est le cas pour l’instant. Les Européens auront aussi la possibilité de surveiller techniquement les côtes tunisiennes parce qu’ils auront fourni des équipements et des moyens.
Finalement, qui sort gagnant de ces négociations ?
Bruxelles, pour qui c’est une grande victoire. Cet accord va devenir un modèle que l’Europe imposera aux pays du Sud. La Tunisie pourra être vue comme une référence de par l’importance de l’assistance qui lui sera apportée en matière de contrôle des frontières et en raison du nombre record de reconductions aux frontières depuis l’Europe, que nous considérons plutôt comme un déplacement forcé. En contrepartie de cette coopération, la Tunisie percevra des aides. Il n’y aura aucune possibilité pour les pays du Sud de revenir sur ce qui sera considéré comme une expérience satisfaisante, et donc exemplaire.
Avec la Tunisie, l’UE crée un précédent. L’accord se base en réalité sur des points que la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, avait déjà exposés dans un discours sur sa vision de la migration. Il reprend également les éléments figurant au protocole sur la migration adopté par les ministres européens des Affaires étrangères le 8 juin. In fine, il réduit les migrants, quels qu’ils soient, à une marchandise, un objet d’échange. Il se résume en trois mots : surveillance, contrôle et fichage. En contrepartie de paiements.
Qu’en est-il de la position officielle de la Tunisie ?
Le discours tenu lors du Conseil national de sécurité du 14 juillet reprend une partie des engagements de la Tunisie en relation avec l’accord. Il s’agit de faire du pays une zone isolée et en contact avec la rive sud de l’Europe. Une zone isolée des migrants, bien sûr, mais aussi isolée en ce sens qu’il sera très difficile d’y revenir une fois qu’on en sera sorti. Le pays fera en fait office de no man’s land pour l’Europe, ou plutôt de poste frontalier avancé. Finalement, ce qui n’a pas été obtenu avec l’accord de l’Aleca [Accord de libre-échange complet et approfondi, qui n’a pas été finalisé en 2018 , NDLR] l’a été par celui-ci.
L’Europe puisera dans un vivier de compétences dont la formation a été financée par le contribuable tunisien
Quel va en être l’impact ?
Des migrants tunisiens sans papiers – faute de les avoir renouvelés ou pour d’autres raisons – vivent en Europe depuis des années, mais aujourd’hui, ils sont tous menacés d’expulsion. En matière de coûts, l’Europe profite largement de cet accord. La délocalisation du contrôle des frontières en Tunisie représentera une économie pour Bruxelles, parce que les tarifs des prestations y seront moindres. Concernant la migration dite régulière, l’Europe va légiférer sur son besoin de compétences tunisiennes à grande échelle et puisera dans un vivier dont la formation a été financée par le contribuable tunisien.
Le poids économique de la formation de médecins ou d’ingénieurs – ou autres professionnels – dépasse largement les propositions financières de l’UE. Contrairement à ce qui est soutenu, ce n’est donc pas le contribuable européen qui finance le contrôle aux frontières, mais bel et bien le Tunisien, qui va supporter ce coût en contribuant à l’acquisition des compétences recherchées en Europe. Les négociateurs partent du principe que nous sommes faibles et que nous ne pouvons demander mieux ou prétendre à plus. Sur cette question, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a su s’imposer du point de vue politique.
L’Europe est-elle en train de fermer ses portes ?
Les Tunisiens réclament une mobilité en Europe. Cela en choque certains, mais c’est un droit qui peut être revendiqué. Cette mobilité aurait pu être graduelle : être accordée par exemple aux plus de 50 ans qui, de toute évidence, ne prétendent pas à un emploi dans l’UE ni à s’y installer. La plupart s’y rendraient pour recevoir des soins, voir des proches ou faire du tourisme, sans plus. Et on allègerait la pression, petit à petit, sur les autres tranches d’âge, jusqu’au moment où l’UE serait convaincue que la mobilité des Tunisiens ne représente pas un danger.
N’y a-t-il pas aussi, côté tunisien, un problème avec les lois censées réglementer le séjour des étrangers dans le pays ?
Depuis plusieurs années, nous soutenons que le corpus législatif devrait être revu. Par exemple, la loi 1968 prévoit que les bailleurs tunisiens ne peuvent louer à des migrants sans carte de séjour. Mais si cette carte n’a pas été renouvelée, le bailleur est aussi passible de poursuites. Or la procédure de délivrance des cartes de séjour est longue. Ces textes doivent être mis à jour, ajustés. Plusieurs employeurs se montrent déterminés à régulariser la situation de personnes qu’ils ont embauchées, mais c’est tout simplement impossible, le blocage de l’administration est total.
A-t-on des données sur les étrangers vivant en Tunisie ?
Aucune. Le problème s’est posé au moment de la pandémie de Covid. Après avoir conduit un plaidoyer qui n’a pas été pris en compte, nous avions interpellé les autorités, qui n’avaient aucune donnée, en remarquant que cette situation de confinement était justement l’occasion de procéder à un état des lieux. Nous avions proposé d’effectuer une régularisation massive en délivrant une carte de séjour provisoire de six mois, éventuellement renouvelables à l’appui de contrats de travail, tout cela pour encourager les migrants à se faire vacciner également. L’État a eu peur. C’était pourtant l’occasion ou jamais au lieu de compter sur les quelques données transmises par l’OIM [Organisation internationale pour les migrations].
Les chiffres donnés dernièrement par l’État concernant les sommes transférées en faveur des migrants sont irréels : ils dépassent de loin ceux des entrées du tourisme. Il s’agit d’un amalgame avec les fonds des étudiants qui reçoivent des virements mensuels en devises et qui sont le plus souvent inscrits dans des universités privées coûteuses, ainsi qu’avec les sommes de ceux qui viennent pour subir des soins ou qui bénéficient de la solidarité familiale. Exactement comme les Tunisiens qui vont en Europe. Quand certains jeunes tunisiens ont été bloqués en Serbie, le pic de virements qui leur ont été destinés était notable. User du terme de « complot » est donc très excessif.
Sommes-nous dans une impasse ?
Nous sommes convaincus qu’à la suite de l’accord passé avec Bruxelles, la situation sera telle que plus aucun migrant ne pensera à venir en Tunisie. Cette route migratoire sera fermée. L’UE soutient qu’il y a un potentiel de candidats à la migration non réglementaire en provenance, par exemple, du Mali ou de la Guinée. Il lui faut passer le message que la Tunisie n’est plus une zone vivable, qu’ils ne peuvent ni y travailler ni y habiter, ni y recevoir de l’argent.
Un plaidoyer a été développé au niveau du Parlement européen qui estime, en partie, que l’UE a fermé les yeux sur la question des droits humains et des libertés en Tunisie. Nous préparons également un événement important avec de nombreux participants du Maghreb et de l’Afrique subsaharienne ainsi qu’avec des organisations tunisiennes ou internationales pour sensibiliser sur cette situation.
Pourquoi d’autres pays qui voient aussi passer des flux migratoires importants ne sont-ils pas soumis aux mêmes contraintes que la Tunisie ?
Chaque pays réagit à sa manière, sans même parler des intérêts économiques et des relations politiques. Par exemple, l’Égypte ne coopère pas sur les retours forcés. Les Égyptiens parvenus en Italie en 2022 ont été plus de 22 000, sans que Le Caire accepte les rapatriements ; 65 % de ceux que l’Italie renvoie sont tunisiens, alors que la Tunisie n’est qu’au quatrième rang des pays dont viennent les migrants irréguliers en route pour l’Italie. Mais celle-ci ne s’adresse pas aux autres pays d’origine, elle se focalise sur la Tunisie.
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