Et si on osait en finir avec la démocratie, ce carcan !
La Fondation de l’innovation pour la démocratie a tenu sa première rencontre annuelle au début de juillet, en Côte d’Ivoire, sous la férule de son initiateur, l’historien camerounais Achille Mbembe. Objectif : miser sur une démocratie réinventée. Un projet louable mais qui laisse dubitatif, selon Yann Gwet.
Les premières rencontres annuelles de la Fondation de l’innovation pour la démocratie (FID) ont eu lieu du 9 au 11 juillet dernier à Grand-Bassam, en Côte-d’Ivoire. Les réflexions sur le thème de la démocratie sont suffisamment rares dans cette partie de l’Afrique pour saluer la démarche. Elles sont rares car, à de marginales exceptions près, le sujet fait consensus au sein des cercles éclairés, où il est entendu qu’au fond la démocratie est bien « le pire des systèmes à l’exception de tous les autres ». Si débat il y a, il ne saurait se situer hors de sentiers maintes fois battus.
La FID s’inscrit dans ce rapport de déférence à l’égard de la démocratie, qui dans son avant-propos note une « défiance croissante à l’égard de la démocratie et autres modèles importés » mais se propose néanmoins de réfléchir à « comment, parmi les différentes alternatives qui s’offrent à nous, repérer, nourrir et accompagner les formes émergentes de pensées et d’action en faveur de la démocratie en Afrique « . En termes plus prosaïques, il faut ramener au bercail les brebis égarées, guérir le peuple d’une « défiance » forcément suspecte, et réaffirmer le caractère crucial du dogme démocratique.
Un mot, mille confusions
De nombreux dirigeants africains, que la FID hésiterait fortement à classer dans le camp des « démocrates », approuveraient cet objectif. Pour eux aussi, il faut absolument sauver la démocratie – c’est-à-dire le mécanisme qui, dans sa forme opérationnelle, leur octroie un crédit rechargeable de légitimité que leur pratique du pouvoir réduit à néant. Pensée comme l’arme ultime du peuple contre la tyrannie, elle est aujourd’hui l’assurance-vie, l’oxygène des autocraties. Il n’y a guère de rupture du contrat démocratique qui ne se fasse en son nom et par des moyens démocratiques. Il n’y a guère davantage, notamment dans l’actualité récente de l’Afrique, de coup d’État qui ne se pare des atours de la démocratie.
Ceux qui ont un peu de mémoire se rappelleront avoir assisté à l’adoubement ostensible d’un jeune autocrate africain par le « jeune » président saint-simonien d’un des pays producteurs de brevets de démocratie. La chose aura surpris les moins avisés. Les autres se rappelleront qu’au moins depuis Tocqueville les libéraux n’ont jamais eu que mépris pour la souveraineté populaire. « J’ai pour les institutions démocratiques un goût de tête, affirmait-il, mais je suis aristocratique par l’instinct, c’est-à-dire que je méprise et crains la foule. J’aime à fond la liberté, le respect des droits, mais non la démocratie. »
Le mot démocratie, à force de représenter la politique vertueuse et l’unique façon d’assurer le bien commun, a fini par résorber toute possibilité d’interrogation ou de mise en question
Plus près de nous, et comme en écho à l’illustre penseur français, ce mot de Wolfgang Schäuble, l’ancien ministre des Finances de la très démocratique Allemagne, réagissant à l’accession, en Grèce, d’Alexis Tsipras au poste de Premier ministre, et à la perspective d’un changement de politique économique consécutif à cette élection : « On ne peut pas laisser des élections changer quoi que ce soit. »
Nicolas Sarkozy exprimait le même attachement aux normes démocratiques lorsqu’il déclarait en privé, au sujet du peuple irlandais qui, en juin 2008, rejetait très démocratiquement le traité de Lisbonne : « Ces Irlandais sont vraiment des cons. Ils se sont goinfrés sur le dos de l’Europe pendant des années, et maintenant ils nous foutent le bordel. » Lorsqu’une notion charrie tant de confusions, le moins que l’on puisse faire n’est-il pas de l’ausculter précisément ?
Emblème intouchable
Le philosophe français Jean-Luc Nancy pose le cadre. « La démocratie est devenu un cas exemplaire d’insignifiance : à force de représenter le tout de la politique vertueuse et l’unique façon d’assurer le bien commun, le mot a fini par résorber et par dissoudre tout caractère problématique, toute possibilité d’interrogation ou de mise en question. Subsistent tout juste quelques discussions marginales sur des différences entre divers systèmes ou diverses sensibilités démocratiques. » Ce qui étonne à première vue est que cette « insignifiance » frappe si peu d’analystes africains, lesquels entonnent le catéchisme démocratique dès qu’ils en ont l’occasion, avec une ferveur sans cesse renouvelée.
Naïveté ? Aveuglement volontaire ? Conformisme intellectuel ? Il est vrai que le rayonnement de la marque « démocratie » est tel qu’il complique d’emblée toute tentative d’affranchissement du credo. Critiquer la démocratie ? Il faut oser. Le romancier, dramaturge et philosophe Alain Badiou précise l’enjeu tout en esquissant les contours d’une libération de ce carcan : « En dépit de tout ce qui en dévalue jour après jour l’autorité, il est certain que la démocratie reste l’emblème dominant de la société contemporaine. Un emblème, c’est l’intouchable d’un système symbolique. Vous pouvez dire ce que vous voulez de la société politique, montrer à son égard une critique d’une férocité sans précédent, dénoncer “l’horreur économique”, du moment que vous le faites au nom de la démocratie, vous serez pardonné. Car à la fin, c’est au nom de son emblème, et donc en son nom, que vous avez tenté de juger cette société. Vous n’en êtes pas sorti, vous êtes resté son citoyen – comme elle dit –, vous n’êtes pas un barbare, on vous retrouvera à votre place démocratiquement fixée, et, sans doute, d’abord, aux prochaines élections. J’affirme donc ceci : pour seulement toucher au réel de nos sociétés, il faut, comme un exercice a priori, destituer leur emblème. On ne fera vérité au monde où nous vivons qu’en laissant de côté le mot « démocratie”, en prenant le risque de n’être pas un démocrate, et donc d’être réellement mal vu par « tout le monde ». Car “tout le monde”, chez nous, ne se dit qu’à partir de l’emblème. Donc, “tout le monde” est démocrate. »
Pour Badiou, « n’être pas un démocrate », c’est non pas être partisan d’un quelconque projet tyrannique, mais au contraire renouer avec l’idée communiste. Mais peu importe. L’important, pour l’Afrique, est de réfléchir, librement, vigoureusement, à son organisation propre.
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