La mort de Nasser vue par Béchir Ben Yahmed
Quand le président de l’Égypte succombe à une crise cardiaque, le 28 septembre 1970, chacun se demande ce que deviendra le tiers-monde sans l’un de ses principaux hérauts. BBY, qui avait bien connu le raïs, livrait alors cette analyse dans JA.
« Le grand homme, c’est la rencontre d’un événement et d’une volonté. » Cette définition s’applique à Nasser, dont le mérite exceptionnel est de s’être fait lui-même. D’avoir, en quelques années, transformé un officier moyen et presque inculte en un grand homme d’État restera son meilleur accomplissement. Au vide béant qu’il laisse, on mesure la place qu’il occupait et le rôle qu’il jouait. Les circonstances dans lesquelles il a été foudroyé [par une crise cardiaque, à 52 ans] ajoutent à son auréole. La douleur des Égyptiens, l’émotion des Arabes, l’hommage du monde le consacrent : c’était, comme dirait Malraux, « un grand format ».
Personnellement, en tant que citoyen du tiers-monde, je lui suis surtout reconnaissant d’être resté simple et austère : c’est une image dont nous avons grandement besoin que celle d’un chef d’État qui ne se déguise jamais en smoking ou en habit, préfère vivre dans sa maison que dans un palais et dont la famille n’envahit pas l’État. On ne sait pas assez qu’une bonne partie du respect et de l’amour qu’il a suscités vient de là.
Étranges couronnes
Il est facile, comme on le voit, d’encenser Nasser. Maintenant qu’il n’est plus là, l’Occident lui-même, qui l’a combattu, calomnié au point que Nasser n’a jamais pu y mettre les pieds, lui tresse d’étranges couronnes. Je crois plus utile de relever ceci.
1. Il est frappant de comparer la réaction du peuple égyptien et des peuples arabes lorsqu’ils ont perdu Nasser à celle des Vietnamiens lorsque Hô Chi Minh a rejoint « ce sommeil sans rêves » qu’est la mort. Certes, Hô Chi Minh était âgé et on s’attendait à sa mort, alors que Nasser était en pleine action. Il demeure que les deux hommes occupaient dans le cœur de leurs peuples une place comparable et que ces deux peuples sont également sous-développés, également en guerre.
Au Vietnam, il n’y a pas eu de désarroi, on n’a pas parlé de vide, on ne s’est pas posé de questions sur ce qu’on allait devenir. Tempéraments différents ? Sans doute, mais, surtout au Vietnam, un parti politique structuré et, au pouvoir, de vrais hommes politiques, alors qu’en Égypte, Nasser n’a pas réussi à créer un parti et n’a voulu autour de lui que des figurants. Conclusion : un homme fort affaiblit le peuple ; un peuple fort n’a pas besoin d’un homme fort.
Guerre des Six jours
2. Nasser s’est brisé en plein virage. Les hommes informés savent en effet qu’il avait entrepris, dès le lendemain de la guerre des Six jours, une révision déchirante de sa politique extérieure.
Il avait été jusque-là l’homme d’une idée : celle de l’unité arabe. Il s’en était fait, à partir de 1954, le héros et le symbole. Il a violenté son peuple, foncièrement éloigné de l’arabisme, pour l’y entraîner. Pendant près de quinze ans, il a tout essayé pour coaguler le monde arabe autour de l’Égypte. Tout a échoué : le compromis avec les régimes en place comme les tentatives de les déraciner ; la séduction comme les interventions militaires. En 1967, il devait se rendre à l’évidence : la réalisation de son rêve ou de son ambition n’avait pas avancé d’un pas. Peut-être même avait-elle reculé. Il n’était pas sorti d’une contradiction mortelle : l’Égypte est trop forte pour vraiment composer avec les autres pays arabes, trop faible pour être à ce monde arabe ce que la Prusse a été à l’Allemagne.
Nasser n’en a pris acte qu’au lendemain de la défaite de juin 1967. Il était las, son peuple était las, et l’on percevait chez l’un et l’autre le retour en force d’un sentiment profondément enraciné : le chauvinisme égyptien, l’Égypte en elle-même et pour elle-même. Les manifestations de ce revirement sont multiples : dès juillet 1967, Nasser confiait son désenchantement des Arabes à l’ambassadeur de Turquie au Caire.
Quelque temps plus tard, il en parle à d’autres visiteurs et même à des journalistes. Ce sentiment perce dans l’interview accordée à Emmanuel d’Astier, pour JA. Son confident, M. Heykal, dit et écrit que les Égyptiens en ont assez d’être, sur le canal de Suez, les mercenaires des autres pays arabes « qui nous critiquent, mais, eux, ne se battent pas. »
La fin du panarabisme ?
Lorsqu’il y a un an les nouveaux dirigeants libyens (et les Soudanais) s’offrent à Nasser, comme en 1958 les Syriens, pour une unité « totale et immédiate », il prend garde d’accepter et maintient des relations d’État à État.
Sur le problème palestinien, enfin, son analyse rejoint celle des Maghrébins, Bourguiba et Boumédiène en particulier. Il arrive même à être bien en-deçà puisqu’il accepte le plan Rogers, qui ignore le problème. Les Palestiniens le sentent bien, commencent à s’inquiéter, à contester ses initiatives. Il n’en a cure : il poursuit implacablement son idée fixe, se désengager du monde arabe en louvoyant, très exactement comme le général de Gaulle s’est désengagé de l’Algérie. Si la mort ne l’avait pas surpris, il y serait parvenu au prix de convulsions comme celles d’Amman, d’une perte de prestige momentanée qu’il pensait compenser par un prestige accru en Égypte et auprès des Grands. Car il avait élaboré une autre politique, un nouveau dessein.
C’est au cours de longues discussions qu’il a eues avec les dirigeants soviétiques au Caire et à Moscou que s’est élaboré ce dessein. L’apport de M. Brejnev à son élaboration autorise à parler d’une doctrine Nasser-Brejnev, comme on a parlé, en 1957, de la doctrine Dulles-Eisenhower à propos du Moyen-Orient précisément.
– Les prémisses : le monde arabe, le continent africain et, d’une manière générale, le tiers-monde ont pour plus grande faiblesse que les pays qui les constituent ne sont pas, à quelques exceptions près (dont l’Égypte), des États constitués et organisés. Il ne peut y avoir dans ces conditions aucune stabilité. Toute construction repose sur du stable.
« Nous, Soviétiques, a dit M. Brejnev en écho aux constatations de Nasser, comme d’ailleurs les Américains ou toute puissance qui se respecte (sous-entendu : sauf la Chine), ne pouvons continuer à traiter avec du vent, à donner notre aide à des régimes qui ne peuvent rien en faire parce qu’ils n’ont derrière eux que les apparences d’un État. Les courants politiques, les grandes idées, l’idéologie ne nous intéressent pas. Nous voulons, comme interlocuteurs, des États : il n’y a que cela qui soit sérieux. Si vous n’avez pas réussi à faire quelque chose du monde arabe, c’est que vous n’avez pas eu d’État en face de vous. Vous avez, en quelque sorte, mis la charrue avant les bœufs, ou, comme le dit le proverbe arabe, « acheté le tapis avant de construire la mosquée ».
– Conclusion : l’Égypte, elle, est un État ; Nasser est un homme d’État, qui plus est disposant d’une grande autorité dans son pays et au-dehors. Qu’il se désengage des querelles et conflits du monde arabe, qui l’accaparent et l’épuisent sans résultat, qu’il se consacre – son pays pouvant, pour le quotidien, fonctionner sans lui – à aider la Libye, le Soudan, la Syrie, la Somalie et d’autres pays à se donner une structure étatique, moderne et solide. C’est une œuvre digne de lui. À la longue, tout le monde y gagnera et l’Égypte elle-même pourra être pour ce pays ce qu’est l’URSS à l’Europe de l’Est.
Kadhafi et ses ardeurs guerrières
Une véritable doctrine s’est ainsi élaborée petit à petit sur ces bases. Le président Nasser a commencé à l’appliquer en Libye. Avec un début de succès : la présidence de la république libyenne, les départements ministériels, l’armée, la police, les services de renseignements ont bénéficié d’une assistance technique égyptienne qui a fonctionné sur le modèle d’un bureau d’organisation. Parallèlement, le président Nasser obtenait du colonel Kadhafi de modérer ses ardeurs guerrières et de s’occuper davantage de son pays, d’améliorer ses relations avec son voisin tunisien. Il l’aidait à prévenir et à réprimer sans pitié les complots qui menaçaient l’État en construction.
C’est à ce point que le nouveau rêve ébauché s’est brisé. Ajoutons cependant que les constatations du président Nasser et de M. Brejnev – ainsi que leurs expériences respectives – les ont amenés à conclure que les États du tiers-monde devaient être politiquement libéraux. Trop de coercition conduit au désordre. Il faut que les régimes, à commencer par celui de l’Égypte, se démocratisent (un peu). D’où ce qu’on a noté en Égypte depuis près de deux ans : moins d’action policière, quasi-liberté de quitter le pays, davantage de biens de consommation, voire de luxe…
Il est bien dommage que Nasser n’ait pas eu le temps de prendre cette nouvelle route : elle était plus passante que la première. Je crois en outre – et j’ai toujours cru – que l’Égypte est d’abord africaine et méditerranéenne. Sa place, sa vocation, sa ligne de force irrépressible sont là. Même Nasser n’a pas réussi à l’amener vraiment ailleurs. Quant au monde arabe d’Asie, je suis persuadé qu’il trouvera mieux sa voie et son équilibre sans l’omniprésence égyptienne. Nasser parti, ces simples vérités vont réémerger. Lentement.
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