À Tunis, le Bardo victime collatérale du 25 juillet

Il y a tout juste deux ans, Kaïs Saïed s’emparait de tous les pouvoirs. Aujourd’hui encore, la situation ubuesque dans laquelle est plongé le Bardo, le plus célèbre musée de Tunisie, est emblématique de l’engourdissement qui a frappé le pays.

La police anti-émeutes face aux manifestants qui demandent la démission du gouvernement Mechichi et la dissolution du Parlement, à Tunis, le 25 juillet 2021. © Chedly Ben Ibrahim/Hans Lucas via AFP

Publié le 25 juillet 2023 Lecture : 5 minutes.

Après une journée de protestations urbaines, la soirée de ce jour férié du 25 juillet 2021 s’annonce douce et tranquille. Rien que de très habituel aux abords du complexe palatial du Bardo, dont l’un des bâtiments est occupé par l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Le matin, les manifestants ont de nouveau exigé le départ du gouvernement, mais rien que de très anodin. Du moins, rien ne laisse présager que les événements vont se précipiter.

Depuis le soulèvement de 2011, la place du Bardo est l’un des lieux de rassemblement où les Tunisiens scandent leurs revendications. Ici, en 2013, s’est joué l’un des chapitres décisifs de la phase de transition : en plein mois d’août, le sit-in d’El Rahil (« du départ ») a mobilisé tant de citoyens de tous bords que le mouvement Ennahdah, alors au pouvoir, a fini par renoncer à garder les rênes du pays.

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Moments solennels

On apprendra plus tard que cette mouvance islamiste continuait à œuvrer en coulisses. Sur le moment, le holà populaire qui lui avait été adressé avait cependant été pris en compte, et la démocratie semblait en marche, avec des hauts et des bas, mais en marche quand même.

C’était il y a dix ans, une éternité. L’espoir était là, le désir de bien faire aussi. C’était compter sans la vénalité humaine et la perversion du pouvoir…

Ici au Bardo, on en sait quelque chose. Le musée, ancien palais beylical – mondialement célèbre pour ses collections de mosaïques – est le témoin des soubresauts de l’Histoire. Il a été le théâtre de moments solennels, comme la proclamation de la première République, en 1957, et de la deuxième, en 2014, dans l’enceinte du Parlement mitoyen. Et, aussi, d’événements tragiques, comme l’attaque terroriste qui a fait vingt victimes, en 2015.

Tout le pouvoir à un seul homme

Retour à ce 25 juillet 2021. Vers 21 heures, des camions et des véhicules blindés se positionnent pour empêcher l’accès à l’Assemblée et, par la même occasion, au musée. Kaïs Saïed, le chef de l’État, vient de passer à l’offensive : il a gelé l’activité parlementaire et suspendu le gouvernement de Hichem Mechichi. Ce soir-là, ceux qui, le matin-même, appelaient à la chute du gouvernement devant les hautes grilles de l’Assemblée reviennent pour fêter leur victoire. Deux ans plus tard, ils ont déchanté. Quant au musée, victime de ce voisinage, il est littéralement plongé dans l’oubli, enseveli sous un monceau de difficultés économiques et sociales.

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En juillet 2021, donc, une page se tourne. Un homme s’empare de tous les pouvoirs. Pourtant, en 2011, le peuple s’était exclamé « Plus jamais ça », et avait fait inscrire ce vœu dans la Constitution de 2014. Comme pris d’amnésie collective, il s’est empressé, en 2021, d’accorder toute sa confiance à un seul individu.

Victime collatérale de ce coup de force, le musée du Bardo reflète l’histoire de la Tunisie. Si ses murs pouvaient parler, ils raconteraient la proclamation de la première République, le 25 juillet 1957, et la tentative d’occulter cette date en lui substituant celle de 2021. Mais cette République de 1957, tout comme celle des Carthaginois, fédérait le peuple autour de l’idée de nation, d’une Constitution et d’une vision partagée. Peu de Tunisiens se reconnaissent dans le processus engagé en 2021. Pis, ils y sont indifférents, oscillant entre fatalisme et gros coup de fatigue.

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« Le silence de l’opinion est trompeur. Ce n’est pas une acceptation, mais un moment de flou, entre résilience et résignation », assure Habib, un habitué du café El Haj, épicentre du quartier du Bardo. Il n’a même plus la force d’être en colère : « Que peux-tu ajouter quand tu fais la queue pendant 45 minutes, en pleine canicule et sans protester, pour acheter une baguette de pain ? » Il se tait, soupire, puis avoue sa déception et sa crainte de vivre des temps plus durs encore.

« Projet obsolète »

Son jeune partenaire de dominos, lui, avait soutenu le « processus du 25 juillet ». « L’erreur de ma vie, conclut-il deux ans plus tard. Voyez où nous en sommes, tout s’est encore plus dégradé, et nous devons accepter le déni des autorités, que des histoires hallucinantes de complot justifient qu’il soit fait table rase de nos acquis [démocratiques] fondamentaux, que nos libertés soient réduites et menacées. On vit dans la peur de s’exprimer et dans celle d’un État autoritaire, dont le projet est obsolète. En l’espace de deux ans [les dirigeants] ont davantage détruit que construit. Ce qu’ils ont fait du musée est à l’image de ce qu’ils ont fait de ce pays, qui est muselé, entravé et malheureux ».

Vénérable institution vieille de 138 ans, le Musée a traversé les guerres, les conflits sociaux et les crises politiques. Aujourd’hui, il dérange. Son tort ? Être mitoyen de l’Assemblée. Un motif dérisoire en apparence, d’autant qu’on avait largement le temps, en deux ans, de séparer les espaces extérieurs communs au musée et au Parlement.

Mémoire d’une nation, le Bardo raconte, à travers ses artefacts, une histoire qui a fait la Tunisie, au fil des dominations successives. Étrangement, le présent fait écho au passé. Fondé en 1885 sur une idée du réformateur Kheireddine Pacha, du bey de Tunis et des autorités du protectorat, le musée (d’abord baptisé Alaoui) n’était alors pas une priorité. Il s’agissait pourtant du premier partenariat culturel du pays.

En 1907, un décret lui confère le statut d’établissement public ayant une personnalité civile. Depuis, une association soutient ses activités. Finalement, rien de nouveau sous le soleil : tout est question de volonté, en particulier politique.

C’est précisément une telle volonté qui manque actuellement pour rouvrir le musée et signifier que le pouvoir fait confiance au peuple. Comment rendre ce lieu à nouveau accessible au public alors que pas la moindre note de service n’en a décidé la fermeture ? Que mérite un peuple de si définitif qu’il faille le priver d’un musée ?

Meloni et les migrants

Le pouvoir lui-même s’en est privé. Il aurait pu, par exemple, y convier Giorgia Meloni, la présidente du Conseil italien, et lui faire admirer l’unique mosaïque au monde qui représente Virgile, auteur de L’Énéide. On aurait pu en profiter pour lui rappeler qu’Énée, le mythique fondateur de Rome, était parti de Carthage, et qu’il était donc un migrant lorsqu’il débarqua dans le Latium. Finalement, la Ville éternelle a été créée par un étranger, un réfugié.

Mais qui se soucie de mythologie ou de récits épiques quand les caisses sont vides ? En revanche, un minimum de bon sens devrait prévaloir pour éviter que le pays ne plonge davantage. La relance du tourisme était d’ailleurs à l’ordre du jour du conseil des ministres du 27 juin. Excellente idée. Mais de quel tourisme parle-t-on, si la culture et le patrimoine sont écartés ?

Le musée du Bardo est l’un des moteurs de cette mécanique. Il est d’autant plus incontournable que ses revenus participent au financement d’un patrimoine encore plus vaste : celui du musée à ciel ouvert qu’est la Tunisie. Le Bardo, symbole d’une série d’occasions manquées…

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