Boubacar Sèye : « Ce n’est pas aux Africains de juguler les flux migratoires »
Les naufrages se multiplient, la trop longue liste des migrants africains qui tentent de gagner l’Europe s’allonge. Le président d’Horizon sans frontières revient sur la recrudescence de ces départs depuis le Sénégal.
L’ACTU VUE PAR – Des images insupportables de corps sans vie, portés à bout de bras par des gendarmes sur la plage de Ouakam. Au pied de la Mosquée de la divinité, en plein centre de Dakar, au moins seize personnes ont été retrouvées, au petit matin, après le naufrage de leur pirogue, qui a sombré dans la nuit du 23 au 24 juillet au large de la capitale sénégalaise.
Selon des témoignages recueillis par la presse, l’embarcation a chaviré près des côtes dans des circonstances qui restent à élucider. Antoine Félix Diome, le ministre de l’Intérieur, a précisé que la pirogue serait partie de la banlieue dakaroise de Thiaroye, lieu de départ habituel des migrants qui empruntent cette route très risquée, en pleine mer, pour des sommes pouvant excéder 500 000 F CFA (760 euros).
La route alternative qu’empruntent les bateaux de pêche sénégalais jusqu’aux Canaries, pour accéder à l’eldorado européen, a été particulièrement fréquentée ces dernières semaines. D’autres drames ont été rapportés depuis le début du mois de juillet, dont le naufrage d’une pirogue dans les eaux marocaines, qui aurait fait au moins treize morts, et celui d’un bateau à Saint-Louis (Nord), qui a coûté la vie à quatorze personnes.
Au cours de la même période, Kaïs Saïed, le président tunisien, a signé un protocole d’accord, très controversé, avec l’Union européenne (UE). Celui-ci prévoit que Tunis recevra 105 millions d’euros pour renforcer le contrôle de ses frontières terrestres et maritimes.
Témoignages glaçants
Parallèlement, des témoignages glaçants de migrants subsahariens, que les autorités tunisiennes laissent livrés à eux-mêmes dans le désert libyen, font apparaître la dangerosité de la politique européenne d’ « externalisation » de ses frontières.
Spécialiste des questions migratoires au Sénégal, Boubacar Sèye, président de l’ONG espagnole Horizon sans frontières, est par ailleurs un proche de l’opposant Bougane Guèye Dany. Il plaide pour l’organisation d’assises nationales sur ce thème, et exhorte les jeunes à ne pas prendre la mer.
Jeune Afrique : Selon le bilan communiqué par les autorités, le naufrage d’une embarcation, le 24 juillet, a fait 16 morts, et on a retrouvé deux rescapés. Le maire de Ouakam a assuré que le bateau avait été poursuivi par une navette de la gendarmerie. Sait-on exactement ce qu’il s’est passé ?
Boubacar Sèye : Il est nécessaire d’ouvrir une information judiciaire afin de déterminer les circonstances de l’accident et d’établir les responsabilités. J’ai entendu dire que la pirogue avait été poursuivie par trois bateaux. Qui sont ceux qui l’ont poursuivie ?
Une chose est sûre : le « tout policier » ne peut pas fonctionner, et la surveillance des côtes n’est pas une solution suffisante. Frontex [l’Agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes] est doté d’un budget de 800 millions d’euros, et, pourtant, il y a toujours des naufrages en Méditerranée. Il n’incombe pas aux pays africains de s’ériger en gendarmes de l’Europe pour juguler ce phénomène. Il faudra s’attaquer à sa cause principale.
Faisons en sorte que les passeurs n’aient plus de clients, en nous attaquant au chômage des jeunes
Le gouvernement sénégalais s’apprête à adopter un plan national de lutte contre l’immigration irrégulière. Que pensez-vous de ce texte ?
Tout dépendra de ses orientations stratégiques. Diriger la lutte contre l’immigration clandestine, améliorer la surveillance des côtes, poursuivre les passeurs sera inefficace. Faisons plutôt en sorte que ces passeurs n’aient plus de clients en nous attaquant à la cause principale de l’immigration : la mauvaise gouvernance, le chômage endémique des jeunes, les inégalités sociales, le bradage de notre zone exclusive de pêche, les ravages écologiques causés par l’exploitation du pétrole et du gaz.
Dans ce pays, on ne parle jamais d’économie. Depuis deux ans, les questions politiques monopolisent le débat. En 2022, l’Indice de développement humain a régressé, et le Sénégal a perdu deux places [il a chuté au 170e rang mondial] ; sept Sénégalais sur dix sont considérés comme pauvres. Tout le monde veut émigrer, même ceux qui travaillent, car les gens n’ont plus d’espoir de réussite dans leur pays.
Depuis le mois de mai, on observe une recrudescence des départs depuis le Sénégal. Certains observateurs lient cette augmentation aux troubles politiques que le pays vient de connaître. Cette analyse vous semble-t-elle pertinente ?
Certains candidats à l’émigration clandestine tentent de profiter de ces troubles pour se dire persécutés et demander l’asile en Europe. Mais le migrant sénégalais émigre pour des raisons économiques, et ne peut donc bénéficier du droit d’asile.
Sait-on combien de personnes sont parties depuis le début de l’année ?
Les organisations espagnoles parlent de 12 000 à 14 000 arrivées aux Canaries, où, chaque jour, des bateaux accostent en provenance du Sénégal.
Au début de juillet, Horizon sans frontières annonçait la disparition d’une pirogue transportant près de 300 personnes venant du Sénégal. Cette information a été démentie par Dakar…
En Espagne, on a arrêté les recherches. Lorsqu’on cherche en vain pendant deux semaines, c’est qu’il n’y a plus d’espoir.
Ce ne sont donc pas ces naufragés qui ont été secourus par des garde-côtes marocains et mauritaniens, comme l’affirme le gouvernement sénégalais ?
Non, ils sont disparus. L’erreur de l’État du Sénégal, c’est d’adopter une posture d’auto-défense. En niant l’évidence, il banalise ces morts. En outre, cette communication est dangereuse car elle peut inciter d’autres jeunes à se dire : « Ce ne sont pas des Sénégalais qui meurent en mer », et donc à partir.
L’Afrique est devenue un monstre qui tue ses enfants par absence d’initiative stratégique
Le 14 janvier 2021, vous aviez été arrêté pour diffamation après avoir déclaré que le gouvernement n’avait pas utilisé à bon escient les 180 millions d’euros que lui avait versés l’UE pour lutter contre l’immigration clandestine. Vous aviez été mis en liberté provisoire un mois plus tard. Où en est votre dossier ?
J’attends, car il reste pendant devant la justice. J’ai posé cette question parce que je suis un citoyen européen, et que cet argent est celui du contribuable. En tant que représentant d’une organisation espagnole, il était de mon devoir de poser ces questions-là. Et l’histoire m’a donné raison : la jeunesse africaine continue de mourir, malgré les moyens déployés dans la lutte contre l’immigration clandestine.
On nous dit que des millions d’euros ont été injectés. Quelles personnes ont donc bénéficié de ce programme ? Qu’on nous fasse le bilan ! Ce qu’il se passe devrait nous interpeller. L’Afrique est devenue ce monstre qui tue ses enfants par absence de toute initiative stratégique, mais le sujet reste tabou.
Vous citez également la pression sociale, qui pousse les jeunes à partir…
Les causes socio-culturelles sont à prendre en compte. La société insiste sur la notion de tekki [« réussir »], de am-am [« la possession »]. Ici, quand tu n’as rien, tu n’es pas considéré, tu es exclu, tu n’existes pas.
En 2022, le Sénégal et Frontex avaient engagé des négociations pour que l’Agence participe à la surveillance des frontières nationales. Dakar a finalement rejeté la proposition européenne. Les canaux de discussion sont-ils fermés ?
Le Sénégal fait l’actualité sur le chapitre de l’immigration clandestine, ce qui va attirer l’attention des Européens. Le mode de gestion de ces flux migratoires est aujourd’hui exclusivement réservé à l’Europe, qui a une grande responsabilité dans ces drames. L’extrême droite gagne du terrain dans les pays de l’UE, mais ces [politiciens] « identitaires » n’ont rien à vendre, en matière de gouvernance globale.
Les déclarations xénophobes de Kaïs Saïed étaient un appel du pied à l’extrême droite européenne
Quel regard portez-vous sur ces accords ?
L’Europe cherche à gérer les flux migratoires en dehors de ses frontières et externalise son droit d’asile. Les Européens essaient de le faire avec le Rwanda [en avril 2022, ce pays a conclu avec le Royaume-Uni un accord controversé, prévoyant que Kigali accueillera des migrants expulsés] et avec la Tunisie, qui doit recevoir 1 milliard d’euros [l’accord du 18 juillet 2023 prévoit que ce pays percevra une première allocation de 105 millions d’euros pour lutter contre l’immigration clandestine].
Les déclarations xénophobes de Kaïs Saïed étaient un appel du pied à l’extrême droite européenne, un marchandage destiné à filtrer, sélectionner et renvoyer des migrants, qui doivent avant tout être protégés.
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