Au Cameroun, la symphonie inachevée de John Fru Ndi, éternel opposant à Paul Biya

Le week-end du 28 juillet aurait dû être celui du retrait de la vie politique du président du SDF, parti historique de l’opposition camerounaise, il sera celui de ses obsèques. Éric Topona Mocnga revient sur son parcours.

John Fru Ndi devant des soutiens, le 10 octobre 2004, à Yaoundé. © ISSOUF SANOGO / AFP.

Éric Topona Mocnga.
  • Éric Topona Mocnga

    Journaliste à la rédaction Afrique francophone de la Deutsche Welle (média international allemand), à Bonn.

Publié le 27 juillet 2023 Lecture : 5 minutes.

La date du 26 mai 1990 est inscrite dans le marbre de l’histoire politique du Cameroun. Ce jour-là, un homme politique de la région du Nord-Ouest, en zone anglophone, Ni John Fru Ndi, prend la tête d’une marche interdite par le pouvoir central de Yaoundé.

Il entend, par cette manifestation téméraire à travers les rues de la ville de Bamenda, porter sur les fonts baptismaux le parti politique dont il est le leader, le Social Democratic Front (SDF). Comme Nietzsche, Ni John Fru Ndi semble avoir fait sienne la devise selon laquelle, dans la vie comme en politique, « il faut entrer par un duel ».

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Crime de lèse-majesté

Son audace de duettiste est d’autant plus déroutante aux yeux des observateurs de la scène politique camerounaise que l’homme est un ancien militant du Rassemblement démocratique du peuple camerounais (RDPC), parti unique né sous les cendres de la défunte Union nationale camerounaise (UNC) – dans cette même ville de Bamenda, le 24 mars 1985 –, dont le président fondateur, Paul Biya, dirige le Cameroun depuis le 6 novembre 1982.

L’acte de bravoure politique du « libraire de Bamenda », comme l’appellent – non sans dédain – les porte-flingues du régime, est aussi et surtout perçu par la frange conservatrice du pouvoir de Yaoundé comme un crime de lèse-majesté.

La réponse du pouvoir sera à la hauteur de l’affront. La manifestation du « chairman » est violemment réprimée. Bilan officiel : six personnes (dont quatre étudiants) décédées, « piétinées » par d’autres manifestants, selon les autorités ; « piétinées par balles », souligneront ironiquement les médias d’opposition acquis au SDF.

Années de braise

La marche du 26 mai 1990 était venue traduire en actes une vague de défiance envers les partis uniques et une vague de démocratisation des sociétés politiques africaines, dans le sillage du vent de l’Est consécutif à l’effondrement du mur de Berlin (dans la nuit du 9 au 10 novembre 1989).

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Au Cameroun, notamment, quelques mois plus tôt, Yondo Black Mandengue, bâtonnier de l’Ordre des avocats et figure politique des années de braise, avait été mis aux arrêts pour avoir réclamé le respect de la Constitution dont l’une des dispositions autorisait le pluralisme politique. Comme lui, plusieurs membres d’un cercle de réflexion qui militaient à ses côtés étaient traduits devant le tribunal militaire de Yaoundé et condamnés à des peines de prison.

Face au concert de protestations qui s’éleva, tant au niveau national qu’à l’international, les autorités camerounaises rétorquèrent que les prévenus avaient été interpellés non pour avoir revendiqué le pluralisme politique, ni pour la création sans autorisation d’une formation politique, mais pour atteinte à la sûreté de l’État.

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John Fru Ndi s’engouffra dans la brèche ainsi ouverte. Dos au mur, le pouvoir de Yaoundé fut contraint de se dédire en chargeant les manifestants du 26 mai 1990. L’histoire était cependant en marche. La manifestation dont Fru Ndi fut la tête de proue avait une nouvelle fois fertilisé le terreau de la future démocratie camerounaise.

« Victoire volée »

Quelques jours plus tard, le 20 juin 1990, la seizième conférence des chefs d’État d’Afrique et de France, à laquelle étaient invités trente-sept pays africains et qui s’est déroulée dans la commune française de La Baule-Escoublac (nord-ouest du pays), vint donc clore, comme dans la quasi-totalité des pays d’Afrique appartenant à la sphère d’influence de l’Hexagone, la séquence historique des partis uniques pour celle de la démocratisation. Ni John Fru Ndi avait définitivement conquis ses galons de leader de la principale formation politique d’opposition.

C’est d’abord son courage physique qui fut salué par tous. Il aura été capable d’une rare intrépidité pour affronter à mains nues l’appareil répressif de l’État camerounais. S’exprimant uniquement en pidgin, cet anglais argotique que parlent de nombreuses classes populaires au Cameroun et dont on trouve des variétés assez proches au Nigeria, au Ghana et en Sierra Leone, il résume son programme politique en un slogan : « Suffer Don Finish », en français : « La souffrance est terminée. »  Il savait parler « peuple ».

Confiné à sa création dans la région anglophone, le SDF a étendu sa sphère d’influence dans plusieurs provinces francophones du Cameroun. Pour un coup d’essai, le leader du SDF avait réussi un coup de maître. La particule « NI » qu’il reçut de ses parents à sa naissance, le 7 juillet 1941 à Baba II (Cameroun britannique), accolée à son patronyme « John Fru Ndi », traduit, dans son ethnie, une marque de considération envers ceux qui la reçoivent.

Comme un clin d’œil au destin, la présidentialisation du « chairman » était en marche. À l’occasion de l’élection présidentielle de 1992, il fut désigné candidat de l’Union pour le changement, une coalition de formations politiques et d’organisations de la société civile. Au terme de ce scrutin, le plus controversé de l’histoire du Cameroun démocratique, Paul Biya fut proclamé vainqueur, devançant de quatre points seulement Ni John Fru Ndi, qui s’insurgea bruyamment contre sa «  victoire volée ».

Erreur politique majeure

Les émeutes qui s’ensuivirent dans ses fiefs électoraux manquèrent de peu d’ébranler le pouvoir en place et de faire basculer le Cameroun dans la guerre civile. Le SDF opta pour la politique de la chaise vide et ne présenta guère de candidats aux élections législatives qui suivirent. Cette décision fut considérée par nombre d’observateurs comme une erreur politique majeure, car, en dépit de cette absence de poids, le parti au pouvoir, le RDPC, ne parvint pas à obtenir la majorité des sièges au Parlement.

À la suite de ce scrutin, le « chairman » amorça la phase de déclin de son parcours politique. Sans toutefois jamais entrer dans un gouvernement d’union nationale, le SDF abandonna la ligne politique radicale de ses années de jeunesse.

Ni John Fru Ndi s’est toujours désolidarisé des séparatistes armés des régions anglophones

Si sa formation politique a toujours affirmé sa préférence pour un État fédéral afin de mieux intégrer les spécificités et les revendications des régions anglophones du Cameroun dans les politiques publiques, Ni John Fru Ndi s’est toujours désolidarisé des séparatistes armés des mêmes régions anglophones, tant et si bien que ceux-ci enlevèrent deux fois, le 27 avril 2019 puis le 28 juin suivant.

L’éloignement progressif de la ligne originelle du parti, une gestion jugée clanique, opaque, voire patrimoniale par certains cadres, suscita de nombreuses défections, dont le point culminant fut l’exclusion, en février 2023, de militants dissidents et de poids. Assigné en justice par ces militants en rupture de ban avec la ligne officielle du parti, il n’aura pas à répondre des reproches qui lui sont faits.

Le « chairman » quitte ce monde au moment où il avait prévu annoncer son retrait de la vie politique à l’occasion du prochain congrès de son parti, initialement fixé du 28 au 30 juillet 2023 à Yaoundé. Il laisse le SDF profondément divisé et qui ne cesse de perdre du terrain. Son départ n’a pas été auréolé de gloire et de panache comme à son entrée en scène à l’orée des années 1990. Une symphonie inachevée, en somme…

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