En Algérie, Abdelkader bat les Français dans les marais de la Macta

En 1835, les troupes françaises sont installées depuis cinq ans en Algérie. Sur leur flanc ouest, vers Oran, un jeune homme parvient à rassembler de nombreuses tribus pour les combattre. Il s’appelle Abdelkader, et il signe sa première grande victoire.

Bataille de la Macta (Algérie), le 28 juin 1835. © Montage JA; DR

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Publié le 31 juillet 2023 Lecture : 8 minutes.

Les grandes victoires militaires africaines (8/8) – « Les régiments [français] s’entremêlaient. Compagnies et sections se ruaient dans tous les sens en quête d’un abri ou d’une échappatoire. Par chance pour eux, les Arabes étaient trop occupés à piller, à dépouiller et à achever les blessés pour aller les pourchasser entre les rochers et dans les anfractuosités où ils avaient cherché refuge. Beaucoup, en tentant de traverser la rivière à la nage, se noyaient, emportés par le courant. La nuit vint. Et cette masse mutilée et broyée tenta de se carapater vers Arzew par fragments épars de fugitifs hagards et démunis. L’exultation des Arabes fut sans limite. »

Dans La Vie d’Abd El Kader, et d’après la narration de l’émir lui-même, le colonel et diplomate anglais Charles-Henry Churchill relate ainsi la célèbre victoire du héros algérien sur les troupes françaises du général Camille Alphonse Trézel, le 28 juin 1835, dans les marais de la rivière Macta.

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Ce dernier, dans son rapport à Louis-Philippe, roi des Français, a des accents similaires à ceux de l’Algérien quand il évoque la débandade de ses bataillons : « Un escadron du 2e de chasseurs […] fit sans ordre un mouvement à droite vers le marais, et y entraîna le parc du Génie. Cet espace se trouva ainsi découvert, et les Arabes de la droite s’y jetèrent rapidement ; l’épouvante s’empara de ce qui restait du 66e, qui se crut coupé ; à l’exception de quelques officiers dévoués et d’un petit nombre de soldats qui parvinrent au convoi, le reste se jeta sur la gauche pour s’y rallier aux autres compagnies ; bon nombre se jetèrent à droite, dans les marais de la Macta ».

Trézel, 55 ans, surnommé al-Ama (« le borgne ») depuis qu’il a perdu un œil dans une bataille contre les Prussiens à la veille de Waterloo, se heurte à un adversaire de taille : Abdelkader Ibn Muhieddine Al Hassani Al Djezaïri. À seulement vingt-six ans, ce dernier a déjà remporté de nombreuses victoires sur la puissante armée coloniale française.

En effet, comme l’écrivit le duc d’Aumale, fils du roi Louis-Philippe, dans ses Campagnes de l’Armée d’Afrique – terme qui désignait alors l’Algérie, où il servit de 1840 à 1848 –, « l’événement le plus menaçant pour la domination française en Afrique s’était accompli. Il s’était formé une nation arabe, et un peuple nouveau se groupait autour du chef habile et entreprenant qui avait réuni les tronçons épars de la race indigène ».

Possessions françaises

En 1830, quand les Français débarquent à Alger, Abdelkader a 22 ans. Héritier d’une lignée chérifienne de maîtres soufis, il se consacre à la prière et à l’étude des textes religieux. Mais son vieux père, Muhieddine, qui résiste à la poussée française vers Oran, lui décide un autre destin et lui ordonne de mener le jihad. Le jeune taleb obéit pieusement, troquant le kalam contre le sabre. Charismatique et intelligent, jouant habilement de la carotte et du bâton, il est acclamé sultan en 1832 et fédère de nombreuses tribus dans l’Ouest, autour d’Oran, où il fonde un véritable État.

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En février 1834, le général Louis Alexis Desmichels, commandant en chef des troupes françaises dans la ville d’Oran, conclut avec lui un traité. Abdelkader y est qualifié de « prince des fidèles » (Amir al-Mouminine) et sa souveraineté est de facto reconnue. « Mais le grand problème, dans les relations entre Abdelkader et la France, est la signature de traités bilingues. Ils contenaient des ambiguïtés, des erreurs et des différences, qui, en arabe, donnaient à l’émir l’assurance de son indépendance alors que, pour les Français, il n’en était rien », explique Jacques Frémeaux, professeur à la Sorbonne et spécialiste de l’histoire coloniale algérienne.

Le général Camille Alphonse Trézel, qui devint ministre de la Guerre en 1847. © Photo12/Alamy/Oldtime

Le général Camille Alphonse Trézel, qui devint ministre de la Guerre en 1847. © Photo12/Alamy/Oldtime

Le 22 juillet 1834, une ordonnance royale évoque « des possessions françaises dans le nord de l’Afrique (ancienne régence d’Alger) », ce qui est parfois considéré comme l’expression officielle d’un nouveau projet d’installation française en Algérie. Pourtant, dès 1830, rappelle le professeur Frémeaux, des lettres du ministre de la Guerre au commandant en chef de l’Armée d’Afrique évoquent la perspective « d’importantes colonies ». Dans cette optique, les concessions du traité Desmichels sont vues, à Paris, comme contraires aux intérêts français. En 1835, Desmichels, rappelé d’Oran, est remplacé par le général Trézel, alias Le Borgne, qui cherche vigoureusement à étendre l’influence française et à mater les tribus insoumises. Deux des plus puissantes, les Douairs et les Smélas, auparavant au service du pouvoir ottoman, ont préféré faire allégeance à la France plutôt qu’à Abdelkader.

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« Abd-el-Kader, habitué à tout exiger et à tout obtenir, envoie l’un de ses agas pour châtier, jusque sous les murs d’Oran, les deux tribus », écrit le duc d’Aumale. Par ailleurs, outrepassant les frontières que lui avait reconnues le traité Desmichels, l’émir a pris le contrôle des villes de Médéa et de Miliana, ainsi que des tribus du Titéry.

La guerre

Pour Trézel, à qui les Douairs et les Smélas demandent de les protéger contre d’éventuelles représailles d’Abdelkader, le moment est venu de faire entendre raison à l’émir. À savoir, que la France a l’intention de rester durablement en Algérie et qu’il doit donc se soumettre.

Entre le 16 et le 19 juin 1835, le général prend l’initiative de se porter, avec 2 600 hommes, à Tlelat, à une trentaine de km au sud d’Oran, dans une zone tenue par les Douairs et les Smélas. Il somme Abdelkader d’accepter la domination française. L’émir refuse sèchement, la guerre est à nouveau déclarée. Trézel se retranche d’abord dans Tlelat. Abdelkader rassemble ses troupes sur les bords de la rivière Mekerra (anciennement Sig).

Le 26 juin, Trézel, à bout de vivres, se décide à affronter Abdelkader et sort de Tlelat. À 7 heures, la colonne Trézel s’engage dans le bois de Moulay Ismaïl. Une heure plus tard, elle tombe sur l’avant-garde de l’armée d’Abdelkader, qui fond sur elle. Inférieure en nombre, l’avant-garde française est brisée. Désorganisée, elle reflue vers le reste de la colonne, qui bat à son tour en retraite et qui ne doit son salut qu’à la charge de la cavalerie d’arrière-garde, qui remonte à bride abattue pour repousser l’assaut arabe. Ce premier engagement, mineur, entre le général et l’émir a fait 52 morts et 180 blessés dans les rangs français. Dans ceux de l’émir, « les pertes furent énormes », témoigne Edmond Pellissier de Reynaud, alors officier en Algérie, dans ses Annales algériennes (1836).

Encombré de blessés, Trézel renonce à un affrontement plus important. Le 27 juin, il rejoint Arzew, sur la côte, où il embarquera ses troupes, direction Oran. Pour y parvenir, le général, explique Pellissier « avait résolu, contrairement à l’avis de ceux qui connaissaient mieux le pays, de [con]tourner les collines très accessibles des Hamian, et de déboucher sur le golfe par les gorges de l’Habra, à l’endroit où cette rivière, sortant des marais, prend le nom de Macta ».

Renseigné, l’émir envoie des troupes occuper les hauteurs du défilé, où la colonne française s’engouffre vers midi, le 28 juin. Les soldats d’Abdelkader font pleuvoir des balles sur les Français en contrebas, dont les tentatives de déloger les assaillants haut perchés sont vaines.

Statue de l'émir Abdelkader, à Alger. © Allili Mourad/SIPA

Statue de l'émir Abdelkader, à Alger. © Allili Mourad/SIPA

Bientôt, les fantassins de l’émir, avec le renfort de nombreux combattants tribaux, dévalent les pentes et se jettent sur le convoi principal. Des voitures, chargées de matériel, tentent d’échapper aux combats par une voie marécageuse, dans laquelle elles s’enlisent. Alors que le côté gauche du convoi se retrouve sous le feu des tirailleurs arabes, surgissent, sur sa droite, un millier de cavaliers de l’émir. Terrifiés, les conducteurs des voitures chargées des blessés des combats précédents s’enfuient, laissant leurs passagers se faire égorger. « Le désordre le plus affreux régnait dans la colonne, tous les corps étaient confondus et il ne restait plus rien qui ressemblât à une organisation régulière », rapporte Pellissier. Cependant, le pillage du convoi ralentit les combattants arabes, et quelques soldats de Trézel parviennent à hisser un canon sur une colline et à y former un carré défensif derrière lequel courent se réfugier les Français.

La confusion règne. Certains, croyant pouvoir franchir la Macta, s’y jettent et se noient. Enfin, la masse indistincte des fuyards trouve le chemin d’Arzew, harcelée sur ses arrières par l’ennemi qui, chargé de butin, renonce à une attaque suprême après une vigoureuse charge de cavalerie française. « À 8 heures, le corps d’armée arriva à Arzew, après seize heures de marche et quatorze heures de combat. Nous eûmes, dans cette malheureuse journée, trois cents hommes tués et deux cents blessés », écrit l’officier français. Trézel évoque, lui, deux cent soixante-deux morts, le dixième de ses effectifs.

Le prestige de l’émir

« On considérait, à l’époque, qu’il suffisait de quelques milliers d’hommes bien armés, bien organisés et disciplinés pour s’imposer. Mais la grande difficulté à laquelle les Français ont souvent été confrontés, en Afrique, était d’assurer le repli. Trézel, qui n’avait pas d’éclaireurs, a dû dévier de la route prévue et s’est retrouvé piégé. Par la suite, les Français ont fait évoluer leur tactique, progressant en plusieurs colonnes et en nombre suffisant pour ne pas être submergés », explique le professeur Frémeaux.

Trézel fut rappelé en France mais, comme il n’avait pas désobéi aux ordres, on ne lui tint pas rigueur de sa défaite. Il revient peu après prendre un poste de commandant en Algérie et, en fin de carrière, devint ministre de la Guerre.

Maître du champ de bataille après avoir mis en déroute ses puissants ennemis, Abdelkader avait ainsi remporté sa première grande victoire contre un général français. Il gagna encore en prestige et en séduction aux yeux de ses compatriotes. Mais, écrit Alexandre Bellemare, qui fut consul auprès de lui pendant deux ans, à Mascara, « l’avantage qu’il venait de remporter n’abusa pas l’émir. Son armée était victorieuse, il est vrai, mais elle avait essuyé des pertes autrement considérables que les nôtres. Pas une tribu, pas un douar, presque pas une famille qui ne comptât une victime ! Aussi, en rentrant à Mascara, au lieu des acclamations qu’il pouvait espérer, ce fut par les cris de désespoir des veuves et des enfants qu’il se vit accueilli ».

Superproduction ?

Que reste-t-il de cette journée, glorieuse pour les uns, désastreuse pour les autres ? « Certains voudraient en faire un engagement mineur n’ayant causé que quelques dizaines de morts. Pourtant, à l’occasion de cette bataille, les Français ont compris qu’il fallait compter avec l’émir. Le rappel de Trézel et l’envoi de Bugeaud [en Algérie] en attestent. Ce dernier concéda le traité de la Tafna, qui, en 1837, reconnaît la souveraineté territoriale de l’émir mais déploie, d’un autre côté, une politique de la terre brûlée qui est venue à bout de la résistance », commente, en Algérie, Chamyl Boutaleb, président de la Fondation Émir-Abdelkader, qui rêve de voir la bataille de la Macta faire la scène d’ouverture d’une superproduction, annoncée depuis des décennies par Alger, portant sur la vie exceptionnelle de ce héros universel qu’était Abdelkader Ibn Muhieddine Al-Hassani Al-Djazaïri.

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Les épisodes de notre série :

8. En Algérie, Abdelkader bat les Français dans les marais de la Macta

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