La chéchia tunisienne, un bonnet voyageur
La Tunisie a longtemps été l’unique producteur de l’emblématique couvre-chef en feutre rouge, porté aujourd’hui encore dans nombre de pays du Maghreb et d’Afrique subsaharienne, jusqu’en Orient.
Se revigorer à l’aide d’un café turc ou siroter un thé à la menthe au café des Chaouachias est une halte incontournable dans le quartier de la Kasbah, à Tunis. Il apporte un semblant d’animation au souk des chéchias, qui donne son nom à cette enclave voutée et séparée par une seule voie du palais de la Kasbah – siège du pouvoir depuis le XVIIe siècle –, de la mosquée Sidi-Ben-Arous et du minaret de la vénérable mosquée de la Zitouna.
Dans la torpeur de l’été, le souk somnole. Mais c’est devenu son quotidien en toute saison. Depuis quelque temps, le marché de la chéchia, petit bonnet de laine rouge emblématique de la Tunisie et particulièrement prisé à l’export, bat de l’aile. La plupart des minuscules échoppes sont closes. À tel point qu’on peine à croire que la production et le commerce de la chéchia étaient jadis si florissants que les maîtres artisans de la corporation des chaouachis comptaient parmi les notables de la ville.
Des bords du Nil aux rives du Bosphore
« L’emplacement du souk des Chaouachias, à deux pas de celui des orfèvres et de la Kasbah, signifie toute la considération dont jouissaient les fabricants de chéchias », confirme un urbaniste de l’Association de sauvegarde de la Médina, qui rappelle que, chaque soir, un gardien veillait sur les magasins après que les lourdes portes d’accès avaient été verrouillées. C’était au temps où les marchands affluaient d’Égypte, du Maroc et de la Sublime Porte pour s’approvisionner en chéchias à Tunis.
Le bonnet rouge a connu des déclinaisons. Sa version plus haute et moins souple était connue sous le nom de « tarbouche » sur les bords du Nil, de « fez » ou de « chéchia stambouli » sur les rives du Bosphore. L’art consistait à savoir le porter en toutes circonstances, y compris celles défiant les lois de la gravité : on devait pouvoir faire la prière avec son tarbouche et s’incliner devant les puissants sans sans qu’il tombe.
Symbole politique et marqueur d’identité
Rapidement, cette coiffe – qui conférait une touche particulièrement chic aux silhouettes masculines vêtues à l’occidentale dans les films égyptiens des années 1950 – est devenue un symbole politique.
Elle a été interdite par Mustafa Kemal Atatürk, qui la considérait comme une survivance du féodalisme. Des décennies plus tard, lors de l’abolition de la monarchie égyptienne, Gamal Abdel Nasser prenait la même décision. Le fez continue en revanche d’être porté au Maroc où, comme la chéchia en Tunisie, il aurait symbolisé, sous le protectorat français, une opposition au colonialisme .
Le bonnet tunisien doit aussi sa notoriété aux tirailleurs sénégalais, et à leur image – controversée – illustrant les produits de la marque Banania
« En Tunisie, la chéchia est aussi un couvre-chef égalitaire, le même pour tous, pour s’incliner devant Dieu », ajoute une anthropologue. Ce bonnet tunisien devenu maghrébin doit aussi sa notoriété aux corps des tirailleurs sénégalais, unités d’infanterie levées sur le territoire colonial de l’Afrique subsaharienne… et à l’image controversée illustrant les produits de la marque Banania.
En Tunisie, la chéchia reste la coiffe nationale, un marqueur d’identité qu’arborent volontiers les supporteurs tunisiens lors des matchs de leur championne de tennis, Ons Jabeur, sur les circuits internationaux, ou lors des rencontres internationales des Aigles de Carthage, l’équipe nationale de football.
Un marché qui bat de l’aile
Largement répandue, la chéchia est bien pratique. Elle tient dans une poche, ne se froisse pas, ne se déforme pas, est presque inusable, tient chaud l’hiver, protège du soleil l’été – et même de la chaleur, selon certains.
Mais si elle trouve toujours preneurs sur le marché tunisien, elle a souffert du recul du tourisme dans le pays entre 2011 et 2016. En outre, selon un importateur établi à Lagos, au Nigeria, « le marché africain est plus instable depuis les menées de Boko Haram et, depuis 2014, il peine aussi à retrouver sa route vers le Nord, via la Libye ».
Un exportateur tunisien estime, lui, que la dévaluation des monnaies africaines et les risques d’impayés incitent les artisans et les commerçants à « ne pas se fatiguer pour un marché assez réduit ». Une manière de ne pas évoquer la concurrence de l’industrialisation, qui a fait baisser la part de la production artisanale à seulement 5 % du marché de la chéchia en Afrique. Le seul chiffre disponible auprès de l’Office national de l’artisanat porte sur les exportations globales de chéchias en 2014, pour un total de 300 000 unités.
La « route de la laine » des Tunisiens
Ali tient l’une des désormais rares échoppes du souk des Chaouachias, avec, à l’entrée, son immanquable petit banc traditionnel. L’artisan prend soin des gabarits de bois qui lui permettent de donner une forme aux bonnets qu’il fabrique depuis cinquante ans. Dans les années 1940, rappelle-t-il, la confection de feutre rouge faisait vivre quelque 300 familles, contre moins d’une centaine aujourd’hui.
Tout notre monde méditerranéen est dans ce chapeau »
« Mais la chéchia, c’est d’abord une histoire. Tout notre monde méditerranéen est dans ce chapeau », explique Ali, intarissable sur les Morisques, qui ont fui Grenade lors de la Reconquista espagnole (au début du XVIIe siècle) et en auraient ramené l’art de la confection de la chéchia. Selon l’historien Abdessatar Ammaou, « il a suffi que le sultan Mahmoud II décide que sa nouvelle armée porterait une chéchia en guise de couvre-chef pour que les ventes explosent dans tout l’Empire ottoman ».
Ali avoue avoir été troublé d’apprendre que le mot « chéchia » serait d’origine tchétchène selon les uns, ouzbek selon d’autres, mais, en tout cas, l’idée d’une chéchia qui a toujours voyagé le séduit.
Aujourd’hui encore, la notoriété du couvre-chef dépasse les frontières de la Tunisie, qui a longtemps été l’unique producteur de chéchia et fournisseur de l’Algérie, de la Libye, du Niger, du Cameroun, du Nigeria, de la Guinée et du Sénégal. « C’est notre route de la laine », plaisante Ali, nostalgique de cette période, où la chéchia voyageuse semblait pouvoir gagner toute l’Afrique.
Beaucoup moins de clients subsahariens
L’artisan tunisois peine à cacher son inquiétude. La chéchia va mal. Autour de lui les échoppes ferment les unes après les autres, les pères ne transmettent plus le métier aux fils. Mais ce qui taraude le plus Ali, c’est la perte de ses clients subsahariens. À commencer par ces étudiants, pour la plupart sénégalais et guinéens, qui, pour se faire un peu d’argent, achetaient des chéchias qu’ils revendaient au pays.
« Cette année, ils ne sont pas venus », confie Ali, qui laisse entendre que la crise xénophobe déclenchée en Tunisie par les propos très durs tenus, en février dernier, par le président Kaïs Saïed à l’encontre des migrants subsahariens a rompu certains liens. « Il fallait voir la manière dont ils chouchoutaient leur clientèle. Surtout les Tidjanes, auxquels ils rapportaient que le mausolée de Sidi Brahim Riahi [qui se trouve au cœur de la médina] était un haut lieu de la confrérie Tijaniya à Tunis… Ils reviendront peut-être l’année prochaine », espère le sexagénaire.
La relève des chaouachis est prête, malgré tout
Difficile, aussi, de vivre d’un métier manuel quand tout s’industrialise. Mais la fabrication de la chéchia dans les règles de l’art demeure un travail minutieux, qui fait intervenir divers savoir-faire. À commencer par les tricoteuses, qui, dans le quartier de l’Ariana, à Tunis, préparent la laine blanche dont elles vont faire des sortes de bonnets, les kabous.
Après un passage dans divers bains et de nombreux triturages, la laine deviendra un peu plus rigide et prendra son aspect de feutre. Ces kabous seront alors livrés à l’artisan : c’est alors l’étape du cardage (avec un chardon), qui permet de démêler les fibres. Le kabou est alors fin prêt pour la teinture, le moulage et les finitions.
Ce processus manuel requiert près de six mois de travail et représente plus de la moitié du coût d’une chéchia. « Difficile de valoriser cet artisanat, quand la chéchia se vend à seulement 20 dinars [environ 6 euros] et que, de nos jours, l’effet de mode rend les marchés imprévisibles », reconnaît Elyes, un styliste qui a tenté de lancer sa propre marque de chéchia.
Malgré tout, dans son souk, Ali estime que « travailler à l’ancienne a du bon ». La corporation des chaouachis est présente pour les artisans et veille, avec un conseil des sages, à ce que les jeunes formés respectent les normes et maîtrisent tous les aspects du métier. « Ils ne sont pas nombreux, mais je sais qu’ils seront là, prêts pour la relève, même si le souk ne retrouvera jamais plus son âge d’or. »
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