En Tunisie, la crise du pain s’intensifie

Approvisionnement en farine de plus en plus difficile, envolée des prix, grève des boulangeries-pâtisseries à partir du 1er août… Pour le président Kaïs Saïed, la bataille de la baguette est un sujet hautement sensible.

Dans une boulangerie de la banlieue de Tunis, le 22 mai 2023. © JIHED ABIDELLAOUI/REUTERS

Publié le 1 août 2023 Lecture : 4 minutes.

À compter du 1er août, les 1 400 boulangeries-pâtisseries tunisiennes ne fabriqueront plus de pain, comme elles l’ont annoncé le 31 juillet. Pourtant, à en croire Sadok Haboubi, de la Chambre syndicale nationale des boulangers, rattachée à la centrale patronale de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica), « la crise du pain est en voie de se résorber ».

Une annonce qui désamorce les craintes de difficultés d’approvisionnement en pain, après que le président Kaïs Saïed est intervenu sur la question, le 27 juillet dernier.

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Un président excédé

Ce jour-là, rompant avec les habituelles réceptions des ministres au palais de Carthage, en pleine canicule, il déboule à La Kasbah, au palais du gouvernement. C’est un président en colère qui entame une réunion avec la cheffe du gouvernement, Najla Bouden, en présence de Sihem Nemssia, ministre des Finances.

Il est excédé par l’inquiétude croissante des Tunisiens quant aux pénuries : se rendant dans différents quartiers de la capitale, le 25 juillet – date anniversaire de sa mainmise sur le pouvoir, en 2021 -, il n’a pas été reçu par l’ovation qu’il escomptait, mais par des questions pressantes sur le manque de pain, d’huile et de café, sur les coupures d’eau et d’électricité…

Il n’en fallait pas plus pour que le président estime que des lobbies, voire des cartels, instrumentalisent le manque de farine pour diviser les Tunisiens. « Cela fait qu’il y a un pain pour les riches et un autre pour les pauvres », a fustigé le chef de l’État. Avant de rectifier : « Il n’y a qu’un seul pain pour tous les Tunisiens ! »

Files d’attente

Le sujet lui tient visiblement à cœur, d’autant qu’il n’a cessé de promouvoir le rôle social de l’État. Ce principe a été la pomme de discorde avec le FMI, qui accordait à la Tunisie un prêt de 1,9 milliard de dollars à condition que le pays engage des réformes, dont la révision du système de compensation – lequel concerne les biens de première nécessité, à commencer par la farine. En Tunisie, quelque 3,5 millions de baguettes sont consommées par jour, pour une population de 12 millions d’habitants, ce qui en dit long sur l’importance « du pain à moindre prix ».

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Le locataire de Carthage sait combien le sujet est sensible. Comme beaucoup de Tunisiens,  il a vu sur les réseaux sociaux les incroyables files d’attente de citoyens résignés à attendre sous le soleil brûlant l’indispensable baguette quotidienne. Et, avec l’entrée en grève des boulangers, ces files d’attente risquent de s’étendre considérablement.

Du vol pur et simple

De toutes les variétés de pain disponibles en Tunisie, seule la baguette voit son prix indexé à 190 millimes (soit 0,13 centimes d’euros), alors que son coût réel est actuellement de 600 millimes. Pour couvrir cette différence, l’État subventionne la farine.

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Tunis se procure 95 % du blé tendre nécessaire au pays sur le marché international. Il est ensuite distribué à 20 moulins, qui le transforment en farine PS (pour le pain) et en farine PS-7 (utilisée en pâtisserie).

Sur 3 200 boulangeries opérationnelles (dites de type C), certaines fabriquent uniquement des baguettes et des petits pains, reçoivent la farine PS et sont subventionnées à hauteur des quantités qui leur sont livrées. D’autres fournils, dits « modernes », se fournissent en farine non subventionnée (PS-7) : ce sont ces 1 400 établissements qui ont annoncé se mettre en grève à partir du 1er août.

Les choses se compliquent quand des boulangeries fictives se greffent au réseau des boulangeries de type C, afin de profiter de la subvention et de revendre la farine jusqu’à trois fois plus cher… Du vol pur et simple qui, à grande échelle, plombe tout le système.

« Où sont passées les subventions ? »

Quant aux boulangeries de type C, elles peinent à couvrir leurs frais, faute d’avoir perçu la compensation sur la farine depuis près deux ans. Résultat : certaines sont contraintes de fermer, provoquant la peur de la pénurie qui entraîne une hausse « irraisonnée » de la demande, et le gaspillage de près de 900 000 pains par jour.

Certains s’interrogent alors : « Où sont passées les subventions qui figurent pourtant au budget de l’État ? » Un point que la ministre des Finances n’aborde pas. Mais il lui sera difficile d’occulter la question lors des discussions sur le budget 2024, qui vont reprendre à la rentrée.

« La tension est supportée par le consommateur. Les boulangeries de type C dépendent de la chambre syndicale nationale des boulangers et les « modernes » sont affiliées à la Confédération des entreprises citoyennes de Tunisie (Conect). Si elles se mettent d’accord, l’État devra tenir compte de ce front », estime un membre de l’organisation tunisienne de défense du consommateur. Si le mécontentement de la rue perdure, un tel rapprochement pourrait faire craindre une « émeute du pain » version 2023, assez similaire à celles de 1984, qui avait contraint les autorités, sur ordre de Bourguiba, à revenir sur la décision d’augmenter le prix du pain.

Un système obsolète

Au fil des années, le système de compensation est devenu obsolète, même s’il fut le fondement du fameux volet social de l’État. En effet, l’approche de Bourguiba était une vision globale, il n’était pas question de toucher au pouvoir d’achat des Tunisiens : il s’agissait d’attirer les investisseurs par des coûts bas, tout en soutenant le pouvoir d’achat. C’est pour cette raison qu’il a introduit le principe de la compensation sur l’électricité, l’huile végétale, la farine, le sucre… Et c’est une vision de type qui permettrait de faire évoluer la compensation vers plus d’équité. « L’idée était d’aider les ménages mais, finalement, l’industrie et les commerçants en ont aussi largement profité. Il est normal que cela cesse, d’autant que l’État n’a les moyens ni d’entretenir cette caisse de compensation ni de contrôler à qui profite cette compensation au bout du compte », commente un économiste.

Pour le moment, aucune des alternatives proposées pour élaborer un système plus équitable qui réserverait la compensation à ceux qui en ont besoin, n’a été retenue. En attendant, seul un contrôle plus rigoureux permettrait de calmer les esprits et d’éviter la pénurie.

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