Gims, Bigflo et Oli… Ceux qui annulent leurs dates en Tunisie ont tort

Bigflo et Oli ont annulé leur passage au festival de Hammamet, Gims annule son concert à Djerba, mais est-ce le meilleur moyen pour réveiller l’attention du monde et susciter l’indignation des Tunisiens face au sort des migrants subsahariens ?

Maître Gims lors du festival de musiques du monde Mawazine à Rabat, le 23 mai 2016. © FADEL SENNA/AFP

  • Frida Dahmani

    Frida Dahmani est correspondante en Tunisie de Jeune Afrique.

Publié le 6 août 2023 Lecture : 6 minutes.

Gims a ouvert le bal des annulations de spectacles. Le 30 juillet, dans une story sur Instagram, il annonce qu’il ne se produira pas sur la scène de l’Urban Music Fest, à Djerba, le 11 août. Il invoque l’extrême détresse « des enfants, femmes et hommes expulsés de Tunisie vers la Libye ». Il a raison, c’est insoutenable.

Passons la défection de la Malienne Fatoumata Diawara, qui, le 2 août, a annulé « pour raison de santé » sa participation au Festival international d’Hammamet, prévue le lendemain. Mais ce même 2 août, après Gims, ce sont Bigflo et Oli qui, à la dernière minute, annoncent l’annulation de leur passage prévu le soir même sur la scène du Festival international de Carthage – après avoir « beaucoup discuté avec des frères » de la « situation », disent-ils. Avec ces annulations, Gims et les frères toulousains ont certes fait le buzz, mais ils passent à côté de l’essentiel.

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Du côté et aux côtés des migrants

Effectivement, c’est bien un drame humanitaire qui se joue aux frontières terrestres de la Tunisie. Les autorités nient avoir expulsé des migrants subsahariens irréguliers en les abandonnant à leur sort dans une zone désertique, tandis que des témoignages et des photographies leur apportent un démenti accablant.

Au point que, le 1er août, Farhan Haq, porte-parole adjoint du secrétaire général de l’ONU, António Guterres, réclame que « soit mis fin immédiatement à ces expulsions », déclarant « que tous les migrants, réfugiés et demandeurs d’asile, doivent être protégés et traités avec dignité, dans le plein respect de leurs droits humains, quel que soit leur statut et conformément au droit international relatif aux droits humains et aux réfugiés ».

Les nations semblent être unanimes à condamner et à mettre la Tunisie à l’index. Sauf, très curieusement, les pays africains, qui se sont contentés d’un communiqué de l’Union africaine. On se serait quand même attendu à des prises de position ou, au moins, à une présence aux côtés des migrants en difficulté.

Convictions un peu molles

La « situation » – ce mot flou et pudique qui laisse imaginer le pire – aurait justement pu devenir une cause si les artistes se l’étaient appropriée. Un engagement qui aurait pu se rallier d’autres voix et devenir, vraiment, la cause d’une génération. Mais Gims et les frères du rap ont les convictions un peu molles ; on défend, on s’insurge, on condamne, mais de loin, surtout quand on a déjà encaissé une avance ou un cachet. Un élément qui, sans être essentiel, n’est pas accessoire dans cette affaire.

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Ceux qui annulent ont tort. Ils laissent le terrain aux autres, à ceux qui, justement, ne demandent qu’à ne pas les voir ou, pis, à ceux qui veulent bien les applaudir, se déhancher sur leur musique et reprendre en chœur leurs titres phares en allumant leurs briquets, mais qui seront aussi les premiers, le lendemain, à ne pas vouloir d’un Subsaharien dans leur voisinage.

Occasion ratée

On aura beau expliquer que ces Subsahariens, d’où qu’ils viennent, fuient la misère, les rétorsions politiques, souvent les deux, qu’ils cherchent probablement plus à se nourrir qu’ils ne sont en quête de liberté et que, pour sauver leur peau ou pour avoir naïvement rêvé d’une vie qu’ailleurs on considérerait comme normale, voire banale, ils ont vécu des années de cauchemar, de maltraitance et de déni des droits humains, une grande partie du public, de votre public, mesdames et messieurs les artistes, n’en est ni à une contradiction ni à une inconséquence près. Il représente une majorité, gonflée de certitudes, sûre d’être bien-pensante, avec juste ce qu’il ne faut pas de racisme, mais assez consensuelle pour aller applaudir des artistes du continent et d’ailleurs.

Une majorité, gonflée de certitudes, sûre d’être bien-pensante, avec juste ce qu’il ne faut pas de racisme…

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Personne ne relève le paradoxe. Celui-là même qui aurait pu ancrer un message fort de Gims et de Bigflo et Oli. En se produisant en Tunisie, avec force accompagnement médiatique, parce qu’ils « faisaient l’événement », ces artistes du circuit francophone auraient eu à leur disposition une extraordinaire tribune et l’opportunité de lancer un message fort, de prendre une autre envergure que celle de simple star de l’Hexagone. « Imagine. » Mais l’occasion est ratée. Une occasion potentiellement si belle et forte de conférer de l’universel à un drame humanitaire qui n’émeut pas vraiment les décideurs. Et une occasion d’autant plus ratée qu’aucun artiste tunisien n’a pris position sur ce sujet.

Le public tunisien le sait. Mais…

« Pourquoi mêler culture et politique ? » s’agace un internaute, qui semble oublier que l’un ne va pas sans l’autre, et que le phénomène de contre-culture n’est pas un vain mot. Mais le public tunisien, qui a changé et n’est plus celui qui a encensé Joan Baez à Tabarka, le sait.

Il sait que même une diva comme l’Égyptienne Oum Kalthoum, qui, semble-t-il pourtant, n’a chanté que l’amour, est engagée. Il sait, sans l’avoir formulé, que la politique n’est jamais loin de la culture et que l’une ne va pas sans l’autre, surtout quand la plupart des Tunisiens sont capables de reprendre les refrains de la Libanaise Feyrouz. Ils connaissent par cœur les chansons de l’immense Cheikh Imam. Et pour bien savoir ce qu’est une cause – celle des Palestiniens ou de la lutte nationale –, ils sont bien conscients que l’engagement n’est pas une question de langue mais d’expression, de mobilisation, de ténacité et de comportement.

Au sortir du concert de Johnny Clegg à Carthage, en 2010, il n’y avait plus de public tunisien, mais des milliers de zoulous blancs. Une métamorphose éphémère et de l’émotion, sincère, le temps d’une soirée. Le lendemain, les Tunisiens redevenaient ces Nord-Africains qui n’ont retenu que le terme « Nord » et oublié l’Afrique dans la réalité de son territoire.

À quand une vague d’indignation salutaire ?

On aura beau argumenter et dire que la Tunisie se cherche, on ne peut s’empêcher de penser qu’il est temps qu’elle se trouve. Qu’elle sorte de la complaisance pour s’engager dans une vague d’indignation salutaire.

Et la culture ? Sacrifiée

Mais pendant qu’elle est à la recherche des cailloux blancs du chemin de la prospérité, la Tunisie se paupérise, sans même préserver son minimum d’acquis. Première victime des sacrifices sur l’autel de la crise, la culture.

Le programme estival 2023 est d’abord un festival d’annulations. La dernière en date, celle du festival de Jazz de Tabarka, où l’État n’a pas été à la hauteur du partenariat convenu. Ce ne sera qu’une manifestation en moins, mais c’est surtout la mise à mal d’un secteur privé qui ne peut plus tenir, à moins des subventions pourtant annoncées, budgétisées et engagées par le ministère des Affaires culturelles.

Cette année, Jazz à Carthage (qui aurait dû se tenir au printemps) et Manarat (le festival de cinéma, habituellement en juillet-août) ont déjà connu le même sort, mais le Festival de Bulla Regia (Nord-Ouest), qui avait éteint ses flambeaux, les a rallumés sur décision présidentielle. Il serait opportun de réitérer ce miracle, en particulier à Tabarka, région qui vient d’être ravagée par les incendies et qui aurait besoin de retrouver un peu d’élan et l’attractivité que peut justement lui apporter son festival qui a su capitaliser sur sa réputation et fidéliser ses spectateurs d’une édition à une autre.

Mais finalement, qui s’intéresse à tout cela ? L’opinion semble indifférente au déclin culturel et n’exige pas le minimum auquel tout peuple a droit. À commencer par la réouverture du musée du Bardo, fermé depuis deux ans.

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