Quand Karim Miské imagine la guerre civile en France en 2030

Dans son nouveau roman, l’auteur franco-mauritanien raconte une France du futur, où les nouvelles appartenances politiques, extrêmement tranchées et radicales, prennent le pas sur les idées.

L’écrivain franco-mauritanien Karim Miské. © Editions Delcourt

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Publié le 18 août 2023 Lecture : 9 minutes.

Karim Miské s’est d’abord révélé comme réalisateur. Son premier film documentaire, Économie de la débrouille à Nouakchott (1988) se déroulait dans le pays de son père, la Mauritanie. Son œuvre de documentariste s’est inscrite en partie en Afrique, au Burundi, en République du Congo, ou encore au Sénégal. Et plus largement dans le monde. En témoigne La Chine, Rêves et Cauchemars, série en trois épisodes diffusée sur Arte en 2023. Il s’est aussi ouvert à l’histoire avec Musulmans de France, Juifs et Musulmans, Décolonisations.

En 2012, le documentariste franco-mauritanien, né en 1964 à Abidjan, s’est essayé au roman avec Arab Jazz. Coup d’essai, coup de maître. Le best-seller a reçu de multiples récompenses, dont le Grand Prix de littérature policière et il a été traduit en plusieurs langues. Avec La Situation, Karim Miské revient à ses premières amours, le roman policier, en y ajoutant une touche d’anticipation. Nous sommes en 2030, une guerre civile frappe la France. La Ligue Française, d’extrême droite, s’oppose aux « islamo-wokistes » tandis que le président de la République et son gouvernement se sont retranchés à Chartres.

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Après avoir réchappé à un attentat lors d’une des rares sorties qu’il s’autorise, Kamel Kassim, auteur de romans policier à succès, se retrouve engagé malgré lui dans une enquête pour découvrir pourquoi un terroriste d’extrême droite sur le point d’être exécuté récite la chahada, la profession de foi musulmane. En racontant la France du futur, Karim Miské raconte les fractures de la société d’aujourd’hui avec le sens du récit, l’ironie et l’acuité d’analyse qui ont fait le succès d’Arab Jazz.

Jeune Afrique : Votre roman, « La Situation », est-il une dystopie ou un horizon politique possible dès 2030 ?

Karim Miské : C’est entre l’anticipation et l’uchronie, c’est-à-dire que j’introduis un point de divergence dans le temps qui amène vers un univers qui aurait pu être. C’est un horizon imaginaire non souhaitable. J’essaie d’imaginer le pire pour essayer d’éviter d’en arriver là.

Votre personnage principal, Kamel, reclus chez lui, sort de sa passivité pour sauver un homme, Arnaud, prisonnier et condamné à mort car présumé membre de la Ligue Française, un mouvement d’extrême droite. Cette mission est-elle celle des Justes : « Celui qui sauve un homme sauve l’Humanité » ?

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Je suis d’une génération née 20 ans après la Seconde Guerre mondiale, qui a grandi avec cette question :  entre 1939 et 1945, aurais-je été un résistant, un collaborateur, ou n’aurais-je rien fait, comme l’immense majorité des Français ? On peut la tourner dans tous les sens, on n’aura jamais la réponse tant qu’on ne sera pas confronté à une situation qui nous met en position de sauver quelqu’un, de le laisser mourir, ou d’être complice d’une action terrible. Kamel doit répondre à cette question, centrale dans mon roman.

Comment vous est venue cette intrigue ?

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D’une image qui a germé dans ma tête à Paris : deux personnes qui avançaient vers un barrage de miliciens et qui ne savaient pas si elles allaient survivre. C’était après les débuts de la guerre en Ukraine et ça m’a renvoyé à des souvenirs de pays où je m’étais rendu au lendemain de guerres civiles, au Proche-Orient et en Afrique. Des habitants m’avaient fait des récits incroyables de personnes qui mettaient leur vie en danger pour en sauver d’autres. J’ai décidé de mettre en scène l’un de ces héros ordinaires.

La « start-up nation », la disruption ne sont que l’aboutissement de cette longue lame de fond ultralibérale.

Dans la France telle que vous la décrivez en 2030, il y a essentiellement trois grands blocs : l’égalité, le parti présidentiel ; la Ligue Française, regroupement de partis d’extrême-droite ; et le Front Uni, avec les islamo-wokistes qui se rebaptisent avec autodérision les ewoks. Que cela dit-il de la politique française actuelle  ?

On vit dans un pays extrêmement fragmenté, où l’on se définit beaucoup par rapport à des appartenances plus que des idées. L’idéologie devient une appartenance quasiment tribale. On n’est pas de gauche ou de droite comme avant, mais on a des idées extrêmement tranchées qui nous rendent incapables d’écouter un adversaire politique, même s’il dit quelque chose de sensé.

Vous parlez de polarisation affective

Ce domaine de recherche est la spécialité de la fille de Kamel, mon personnage principal, et c’est ce qui lui permet d’anticiper la guerre civile. La polarisation affective est une théorie qui a été développée à l’université Stanford, aux États-Unis. Les chercheurs se sont rendus compte que les démocrates et les républicains n’arrivaient plus à se parler. Ils se voient comme des ennemis, presque comme des espèces différentes, au point que cela crée des drames, des ruptures dans les familles. Les critères apparemment idéologiques deviennent des critères identitaires.

Le président, Brandon Humbert, ressemble beaucoup à Emmanuel Macron. Le président de la République française casse-t-il le modèle social et républicain français ?

Je pense que l’événement majeur de notre époque s’est passé en 1979 et 1980, lors de la révolution conservatrice, c’est-à-dire lors de l’arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher en Angleterre puis de Ronald Reagan aux États-Unis. Sur le plan économique, ce sont des libertariens, adeptes de politiques qui vont casser à peu près tout. Parallèlement, ils défendent la famille, un conservatisme social, une forme de suprémacisme blanc qui n’ose pas dire son nom. Ce qui s’est passé à partir de ce moment a créé toute la modernité dans laquelle on vit, c’est-à-dire la destruction de l’État-providence, du modèle social européen. La France est un des pays qui a le plus résisté à cette tendance, mais petit à petit, sous prétexte d’introduire de la souplesse dans le système, on l’a démantelé. La « start-up nation », la disruption ne sont que l’aboutissement de cette longue lame de fond ultralibérale.

Le refus de l’État d’admettre l’existence des contrôles au faciès, malgré les nombreux rapports, revient à nier le réel.

Jusqu’où peut aller cette évolution politique ?

Des penseurs anglophones ont développé l’idée d’un extrême centre. La journaliste et autrice turque Ece Temelkuran a écrit à ce sujet dans Comment conduire un pays à sa perte. L’idée est que la seule doctrine de l’ultralibéralisme, c’est qu’il est le seul système possible. Pour se donner du contenu, il peut avoir besoin d’une pensée d’extrême droite. Les politiciens ultralibéraux ne sont pas forcément racistes ou adeptes de valeurs conservatrices , mais ils ont besoin d’une idéologie pour se structurer. Ce qui les conduit à présenter comme inoffensives des idées inquiétantes, par exemple que des musulmans seraient trop musulmans ou des écologistes trop radicaux.

Une alliance entre l’extrême droite et un autre parti du gouvernement est-elle possible en France ?

La question est presque dépassée. Sans s’allier avec l’extrême droite, le gouvernement peut faire sa politique. Il lui suffit de reprendre des éléments de la politique d’extrême droite tout en l’habillant un peu. Cela me rappelle des pays comme l’Égypte ou l’Algérie, où les pouvoirs militaires ou post-militaires ont gagné la guerre civile contre les islamistes en reprenant une partie de leur idéologie.

Dans la France du futur, la police soutient ouvertement la ligue française, d’extrême droite. Comment voyez-vous la police aujourd’hui ?

 Je pense que les gouvernements successifs sont coincés dans une position où ils ne peuvent rien dire à la police. Il y a une sorte de cogestion du ministère de l’Intérieur entre les syndicats policiers et le pouvoir et on ne sait pas très bien qui soutient qui. On voit des hauts gradés remettre en cause la légitimité de la justice à contrôler les forces de l’ordre. C’est un grave problème de démocratie car cela sape la séparation des pouvoirs.

Par ailleurs, le refus de l’État d’admettre l’existence des contrôles au faciès, malgré les nombreux rapports, revient à nier le réel. Malheureusement, c’est une démagogie qui marche. Les chaînes d’information en continu abreuvent les téléspectateurs d’images d’une insécurité qui seraient le fait de certaines catégories de la population. Cette stigmatisation n’est pas nouvelle, le slogan « classes laborieuses, classes dangereuses » existait déjà à l’époque où les classes laborieuses étaient blanches.

Je cite votre personnage principal : « aujourd’hui, c’est la religion qui est cool, pas le trotskisme de mes parents. » Est-ce que la religion est devenue cool ?

C’est en tout cas le point de vue de Kamel. Comme moi, il a grandi dans une période où le gauchisme avait le vent en poupe et où la plupart des gens cool pensaient avec Marx que la religion était l’opium du peuple. Un vieux truc qui n’avait pas vocation à revenir. Il a du mal à s’adapter à cette époque où des militants et des militantes d’un nouveau genre peuvent afficher leurs croyances tout en luttant pour la justice sociale.

Votre personnage principal s’appelle Kamel Kassim, soit l’anagramme de Karim Miské à une lettre près. Quelle est la part de Karim en Kamel ?

Kamel a une histoire familiale qui ressemble un peu à la mienne, mais avec des différences. Je me suis projeté dans le futur avec un décalage. Il est suffisamment proche de moi pour que je puisse projeter mes affects en lui, mais son histoire est suffisamment différente pour inventer.

Il est temps d’admettre que la colonisation fait partie intégrante de l’histoire française

Comme Kamel, votre mère était française et votre père mauritanien. Est-ce que, comme lui, vous avez été un adolescent des années 80 qui s’est ouvert de plus en plus à la culture africaine ?

Oui, mais d’une manière différente. Kamel est resté à Paris alors que moi, je suis allé faire mes études pendant trois ans à Dakar. La France dans laquelle j’ai grandi était une France blanche. J’avais l’impression d’être là par effraction. Je ne ressemblais pas à la société qui m’entourait. Je me suis construit comme une espèce de minorité à moi tout seul, un vilain petit canard. Je ne pouvais me raccrocher à rien et le fait d’aller en Afrique m’a aidé à m’équilibrer. À Dakar, j’ai découvert un autre monde, qui était aussi le mien car je suis à moitié africain.

Certains mouvements de votre roman portent le nom de grandes figures africaines comme Thomas Sankara. Que pensez-vous des mouvements décoloniaux ?

Mon père s’est battu contre la colonisation, il a été emprisonné par les Français en Mauritanie. Quand j’étais enfant, mes parents et leur entourage parlaient à la maison de la colonisation, de la récente guerre d’Algérie, même si je ne suis pas Algérien. Mais à l’école, cette histoire n’avait pas droit de cité. Pour moi, ça a été plutôt un soulagement de voir l’arrivée d’une pensée de la déconstruction. Il est temps d’admettre que la colonisation fait partie intégrante de l’histoire française, de même que l’histoire européenne fait partie de l’histoire de l’Afrique. De deux côtés de la Méditerranée ou du Sahara, nous sommes liés par elle, il vaut donc mieux la regarder en face. Ce que j’ai fait aussi avec la série Décolonisations.

Je vous cite : « Notre réalité démembrée est bien mieux racontée par les auteurs africains que par nos écrivains américains favoris. Nos pays d’origine, quand il s’agit de réel, ont toujours eu une longueur d’avance ». Voulez-vous vous situer dans cette veine de la littérature africaine avec La Situation ?

J’ai été marqué par des auteurs comme Philip K. Dick, William Gibson, ou dans un autre genre par Bret Easton Ellis. Leurs livres sont importants, même s’ils vont peut-être dans le sens de l’acceptation d’un état de fait. Je suis aussi un peu comme ça, je regarde, j’accepte la réalité pour ce qu’elle est, d’où le titre de mon livre, La Situation. Mais en même temps, j’ai toujours une part de révolte en moi, un voyant qui s’allume et qui me dit que c’est quand même inacceptable. Je suis entre la résignation et la révolte.

La Situation, de Karim Miské (roman, éd. Les Avrils, 259p., 22€)

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L’auteur d’Arab Jazz, dans la capitale française, le 16 octobre. © Vincent Fournier pour J.A.

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