Emel Mathlouthi : « Je suis allée chanter pour les Palestiniens, en Palestine »

Accusée de « normalisation » avec Israël, alors qu’elle s’était produite à Jérusalem-Est et à Ramallah, en Cisjordanie occupée, la chanteuse tunisienne a été déprogrammée de manière incompréhensible du Festival international de Hammamet.

Emel Mathlouthi à Jérusalem-Est, le 27 juillet 2023. © SAEED QAQ/NurPhoto via AFP

Publié le 8 août 2023 Lecture : 5 minutes.

En se produisant à Ramallah et à Jérusalem-Est, en juillet dernier, Emel Mathlouthi pensait ajouter sa voix aux soutiens de la cause palestinienne. Mais, dans son pays, l’engagement de la chanteuse tunisienne lui vaut d’être ostracisée et pénalisée.

Elle qui a pourtant endossé sur scène l’habit traditionnel palestinien, en hommage à ses hôtes des Territoires occupés ; elle qui, à la fin de sa représentation à Ramallah, a chanté la ballade « Wein a Ramallah » et agité un drapeau palestinien ; elle qui avait annulé sa participation au festival Pop-Kultur de Berlin, en 2017, parce qu’il était sponsorisé par Israël.

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Il a suffi – à moins que ce ne soit qu’un prétexte – qu’elle soit gratuitement accusée de « normalisation » par une campagne d’une incroyable virulence sur les réseaux sociaux pour que, le 2 août, le comité directeur du Festival international de Hammamet décide d’annuler son concert prévu le 9 août.

Une décision précipitée et sans fondement qui entache un événement culturel devenu depuis des années une véritable institution en Tunisie. Mathlouthi avait par ailleurs déjà été privée de concert au festival de Carthage, en juin 2017. Ce qu’elle considéra alors comme « un boycott », quand les organisateurs évoquaient de simples raisons budgétaires.

Emel Mathlouthi, 41 ans, qui avait été l’une des voix de la révolution tunisienne avec son titre « Kelmti horra » (« Ma parole est libre »), revient sur l’incident, qui, dit-elle, ne l’empêche pas de poursuivre ses projets. Comme une femme libre.

Jeune Afrique : Que s’est-il passé avec la direction du festival de Hammamet ?

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Emel Mathlouthi : J’ai appris l’annulation par un spectateur qui a partagé sur les réseaux sociaux le communiqué adressé au public par la direction du festival. Faute de réponse de la part du directeur du festival, que j’ai sollicité pour des éclaircissements, j’ai publié, à mon tour, sur les réseaux sociaux un communiqué pour raconter les faits. J’ai alors reçu un mail du festival m’informant que le spectacle était officiellement annulé sans plus. Comme si le terme « officiellement » suffisait à justifier quoi que ce soit, sans autre précision ni explication.

Les cas d’annulation n’étaient-ils pas prévus au contrat ?

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Il s’agissait d’un contrat tout à fait classique avec les clauses d’annulation habituelles. Le motif de l’annulation étant propre à l’organisateur et décidé unilatéralement, sa responsabilité est engagée, et il devrait prendre en charge le remboursement de l’artiste, des frais, des dépenses ou des dommages occasionnés.

Ce ne sera pas le cas d’après ce qui a été répondu à mon agent. L’organisation du festival a assuré être confiante et convaincue d’avoir gain de cause devant la justice. Il s’agit non seulement d’un manque de respect, d’un manque de professionnalisme, mais c’est surtout illégal.

Aucun espoir de retour en arrière des organisateurs ?

J’espérais qu’ils réaliseraient qu’ils étaient allés trop loin, étant donné que le spectacle était prévu depuis longtemps et attendu par le public pour lequel je compte en Tunisie. Un revirement de situation était possible. Mais cela n’a pas été le cas. Et nous ferons le nécessaire en conséquence.

Un espace privé vous a proposé de vous produire…

Effectivement. C’est une démonstration de solidarité avec les artistes et une preuve de résistance de la culture à la censure.

Vous êtes parmi les porte-voix de la révolution tunisienne, vous êtes connue pour votre engagement et votre soutien à des causes universelles. Que s’est-il passé pour que vous soyez ainsi ostracisée ?

C’est toujours plus facile de s’attaquer à une femme. Nous évoluons dans un environnement misogyne et assez patriarcal. Personnellement, je fais toujours les frais d’être une femme, une femme indépendante, libre, qui dit tout haut tout ce qu’elle pense et qui se bat pour ses idées, une femme qui assume, ne se cache pas. Je n’ai pas peur, je m’exprime et je suis mes ambitions. Tout cela compose un cocktail qui dérange, qui réveille les rancœurs masculines. Sans compter que beaucoup de femmes, elles-mêmes, reproduisent malheureusement le modèle patriarcal.

Il est ridicule de penser soutenir la cause palestinienne en semant la terreur derrière un ordinateur »

Le site Bandsintown annonçait votre participation à un concert, le 27 juillet dernier, à Ra’anana (ville israélienne située au nord de Tel-Aviv)…

Il n’en a jamais été question, il s’agit d’une infox.

Pourquoi cette virulence alors que vous n’êtes pas la première artiste tunisienne qui se produit dans les Territoires occupés ? D’ailleurs, ceux qui vous accusent de « normalisation avec l’entité sioniste » semblent ignorer que vous aviez annulé votre participation à un festival à Berlin, en 2017, car il était sponsorisé par l’État d’Israël…

Pour mon passage en Palestine, j’ai été attaquée de tous côtés. Du côté israélien et du côté des prétendus militants pour la Palestine. Un article de l’extrême droite israélienne est allé jusqu’à demander qu’on m’interdise l’accès aux Territoires et a également tenté d’attiser les tensions en me présentant comme une artiste tunisienne se produisant en Israël, alors que je suis allée chanter pour les Palestiniens, en « Palestine ».

Ces campagnes de diffamation créent de l’apartheid au milieu de l’apartheid »

Aujourd’hui, il faut occuper l’espace avec des voix palestiniennes et arabes qui parlent de liberté. Il est ridicule de penser soutenir la cause palestinienne en semant la terreur derrière un ordinateur. Ce n’est pas par la terreur, par l’intimidation ou par des campagnes de diffamation qu’on va être utile ou servir la cause. Bien au contraire, ces campagnes créent de l’apartheid au milieu de l’apartheid. De cette manière, on participe à l’agenda de l’occupation et ça ne fait qu’isoler davantage les Palestiniens.

Où en sont vos projets artistiques ?

Je viens de terminer un album à 100 % féminin. Il a été entièrement écrit, produit, réalisé et interprété par des femmes. Je pense que c’est une première en Tunisie, d’autant qu’il fait intervenir des femmes qui ne sont pas toujours représentées, par exemple des rappeuses, des artistes irakiennes, iraniennes et maliennes, à travers des collaborations Afrique-Afrique du Nord-Moyen-Orient.

Être femme dans l’industrie de la musique reste un combat. Nous y restons sous-représentées, qui plus est en tant que productrices, rappeuses, musiciennes venant d’Afrique ou du Moyen-Orient, d’Inde ou même du Brésil. Ce projet s’est fait naturellement, mais il prend de l’envergure.

Vous serez le 13 août sur scène à Tunis, est-ce que vous donnerez une primeur sur cet album ?

Peut-être. Il y a une chanson en particulier où j’évoque la fierté d’être une fille libre, la fille du vent, la fille du ciel, la fille du torrent, la fille du feu. Je vais sans doute chanter cette chanson-là. Finalement, enlevons le « peut-être », je vais la chanter.

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