Climat : « Il faut en finir avec le capitalisme financiarisé », entretien avec Kerim Bouzouita

Face aux conséquences dramatiques du réchauffement climatique, l’anthropologue tunisien met en garde contre les fausses bonnes solutions. Tout en étant convaincu qu’il n’est pas trop tard pour agir.

Kerim Bouzouita. © Ons Abid pour JA

Publié le 9 août 2023 Lecture : 5 minutes.

Connu pour ses analyse et décryptages de la stratégie et de la communication politiques, le Tunisien Kerim Bouzouita est également anthropologue, féru d’écologie et expert en environnement. Ce globe-trotter se concentre désormais sur les enjeux relatifs à la préservation de la planète et sur la sensibilisation à la fragilité des écosystèmes, en particulier en Tunisie, à travers la plateforme en ligne Blue Tn. Il dresse pour Jeune Afrique un état des lieux, en forme de mise en garde, qui souligne les limites des solutions présentées comme capables d’assurer la survie de la planète.

Jeune Afrique : Quel est le principal enjeu environnemental en Tunisie ?

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Kerim Bouzouita : L’enjeu central est d’ordre écologique. La crise économique et l’impact du stress hydrique sur les investissements industriels, un secteur qui a besoin d’importantes quantités d’eau, font que la Tunisie tente de se tourner vers des énergies propres, en particulier l’énergie solaire, qui sont bien moins rémunératrices que les énergies fossiles.

Vous soulignez souvent qu’il est urgent de prendre des mesures à même de préserver l’écosystème. Quelle nouvelle donne le changement climatique nous impose-t-elle ?

Nous en constatons les premiers effets, lesquels vont aller s’amplifiant, en particulier avec de nouvelles vagues migratoires, lesquelles concernent près de 84 millions d’individus dans le monde, selon un rapport de la Banque mondiale, qui les qualifie de « migrants climatiques », les ONG parlent de « réfugiés climatiques », mais pour leur rendre justice, nous devrions en parler comme des « dépossédés climatiques ».

Ces « dépossédés » payent la facture climatique et vont tenter, en désespoir de cause, de trouver refuge dans le Nord. Concernant le volet migration, au vu des accords conclus avec l’Union européenne, la Tunisie est devenue un geôlier de migrants, alors que ce sont les pays industrialisés qui ont créé cette situation, contraignant les populations du Sud à migrer.

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Ce phénomène est-il perceptible en Tunisie ?

En Tunisie, 83 % des terres agricoles ne sont pas travaillées et les oasis meurent, avec un impact immédiat sur l’avancée du désert et la désertification. La précarité favorise l’exode rural qui, sur le plan national, conduit les populations vers les côtes, et du Sud vers le Nord, avec une pression sur les pôles urbains.

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Il faudrait aussi parler de la mer et des dommages qui lui sont causés. L’opinion ignore que la mer absorbe beaucoup plus de CO2 que les forêts sur la surface terrestre. Avec la pêche au chalut, on racle les fonds marins et le mécanisme qui refroidit l’air est détruit. En l’occurrence, quelque 2 000 chalutiers illégaux détruisent, presque impunément, un écosystème de plusieurs millénaires.

Le tableau est vraiment noir…

Et ce n’est pas tout. La pollution plastique coûte à la Tunisie 2 % du PIB. Il ne s’agit pas uniquement de comportement et de conscience individuels, cela concerne aussi les politiques publiques.

La fabrication d’un jean requiert 11 000 litres d’eau »

Les industriels diversifient les contenants et les emballages en plastique, au point que l’on introduit sur le marché de l’eau minérale dans des verres en plastique de petit volume… Un phénomène de suremballage, alors que la planète ne supporte plus la surconsommation. Et tout le modèle industriel est à revoir. Quand on sait que la fabrication d’un seul jean requiert 11 000 litres d’eau…

Suffit-il de modifier les règles de production, de les rendre plus éthiques ?

Certains proposent une économie circulaire et, en tout, cas une gestion plus éthique de la consommation. Mais avant tout, il faudrait prendre conscience de la gravité de la situation et de la réduction des marges de manœuvre.

L’impact du changement climatique sur l’agriculture fait peser un risque sur la sécurité alimentaire du pays. La balance commerciale de la Tunisie a souvent été sauvée par une bonne récolte d’olives et une exportation d’huile en conséquence. Mais l’actuelle gestion erratique de l’eau pose non seulement des problèmes à court et à moyen termes, mais elle fait peser sur le pays le risque d’une crise humanitaire, avec son lot de drames – famine, maladies, phénomènes de violence, voire risque de guerre civile –, qui éloignerait la paix sociale et les possibilités de survie.

Le capitalisme vert ou l’économie circulaire sont-ils des alternatives suffisantes ?

Le capitalisme vert est paradoxal. On présente une voiture électrique telle que la Tesla comme un objet écologique, alors qu’elle emporte une batterie de 600 kg contenant des métaux rares dont l’extraction est extrêmement polluante comme le lithium et le graphite. Manger bio est tendance, or l’avocat, souvent consommé comme fruit bio, a un indice carbone très important, étant donné qu’il n’est pas produit dans les pays qui prônent de manger bio. On est donc toujours dans un système qui crée une majorité de dépossédés.

L’économie circulaire est bio-mimétique : elle prétend imiter la vie, or notre économie crée des déchets, et tout déchet est censé devenir source d’activité ou, du moins, donner des moyens de survie. Tout cela implique la fin d’un capitalisme financiarisé, d’autant qu’il faudrait au moins 10­ 000 ans pour que le CO2 sur notre planète retombe à un seuil acceptable pour la survie.

L’économie bleue serait-elle une bonne solution ?

Le CO2 est un déchet qu’on doit transformer en ressource, mais la recherche ne se concentre pas sur ce volet, dans la mesure où personne ne veut mettre de l’argent pour sauver la planète… Le sujet n’intéresse pas les banques d’affaires, desquelles dépendent les investissements et qui ont elles-mêmes des parts dans l’industrie fossile.

Les dernières éditions de la COP [Conférences des parties sur les changements climatiques] n’ont pas eu les résultats escomptés, ce qui était couru d’avance et même évident, sachant que la COP est sponsorisée par Coca-Cola, le premier consommateur d’eau au monde. Aucune solution n’est envisageable sans une réelle prise de conscience, qui mesure l’étendue réelle des problèmes et des dégâts.

Quels types de manifestations de la nature devraient accélérer cet éveil ?

Les neiges éternelles sont en train de fondre, dont celles qui refroidissaient le Cotopaxi, un volcan réputé dangereux en Équateur. Une réaction en chaîne se met en place, dont on ne connaît pas les conséquences.

Même chose concernant le corail, qui n’a pas son équivalent dans le milieu marin et dont des forêts sous-marines entières meurent à cause du réchauffement des mers et des océans. Or un mètre carré de récif corallien absorbe 25 fois plus de carbone qu’un mètre carré de forêt.

Mais le plus grand danger reste la manière dont l’homme s’est détaché du concept de nature et s’est mis à distance du reste du vivant, qui est devenu une simple ressource. L’humain n’est plus un maillon de la chaîne et a brisé les équilibres. Les industriels le savent depuis les années 1960. Reste que l’humain a encore la capacité de réagir, mais il doit se résoudre à l’employer.

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