Péril jihadiste : pourquoi il faut épauler la Côte d’Ivoire

Le terrorisme s’étend vers le golfe de Guinée. Or la lutte contre ce fléau est affaiblie par le retrait de la force Barkhane et par l’exacerbation d’un sentiment anti-français dans le Sahel. Seule solution : soutenir Abidjan, qui peut organiser la riposte.

Soldats ivoiriens chargés de la lutte antiterroriste, dans la région de Kafolo (nord du pays), le 21 janvier 2022. © Sia Kambou/AFP

  • Olivier Kempf

    Docteur en science politique. Consultant auprès d’institutions et de sociétés. Spécialiste de stratégie et de géopolitique (Cyberstratégie, Otan, sécurité européenne et africaine). Directeur du cabinet de synthèse stratégique La Vigie.

Publié le 11 août 2023 Lecture : 5 minutes.

Les groupes armés terroristes contre lesquels la communauté internationale s’est mobilisée au cours de la décennie écoulée n’ont pas disparu. Les deux organisations jihadistes qui sévissent au Sahel (Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans, le GSIM, affilié à Al-Qaïda) et l’État islamique dans le Grand Sahara (EIGS, affilié à l’État islamique) progressent dans le delta intérieur du fleuve Niger.

Or le problème ne se situe plus simplement dans les zones d’action habituelles des jihadistes, à la lisière des trois frontières, entre le Mali, le Niger et le Burkina. Si le nord du Nigeria est, depuis longtemps, frappé par Boko Haram, d’autres pays, plus méridionaux, le sont eux aussi : Bénin, Togo, Ghana et Côte d’Ivoire notamment. Certes, ce dernier pays a connu par le passé des attaques terroristes (à Grand-Bassam en 2016, à Kafolo en 2020 et en 2021).

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Mais l’accession au pouvoir d’une junte, au Mali, a rebattu les cartes. Les nouvelles autorités ont rapidement dénoncé la coopération avec la France, forçant la mission Barkhane à quitter le pays. Elles ont ensuite rompu avec l’ONU. Ainsi, le 16 juin 2023, elles ont demandé le départ de la Minusma, dont le retrait a été validé par le Conseil de sécurité des Nations unies le 30 juin. Entre-temps, le Mali s’était fâché avec plusieurs pays contributeurs, dont la Côte d’Ivoire : ainsi, 49 soldats ivoiriens, accusés d’être des mercenaires, avaient été retenus pendant plusieurs mois à Bamako, en 2022, ce qui avait durablement affecté les relations avec Abidjan.

Inquiétude latente

En janvier­ 2023 le Burkina Faso, lui aussi dirigé par des putschistes, a réclamé le départ de toutes les troupes françaises du pays. Les relations de Paris avec Ouagadougou ne sont pas rompues et des échanges informels se poursuivent, mais les forces de sécurité des deux pays n’organisent plus d’opérations conjointes. Une inquiétude latente entrave la vie économique des provinces du nord ivoirien, sans parler du risque que l’augmentation du nombre des réfugiés (20 000 Burkinabè ont fui vers les pays voisins : Côte d’Ivoire, Mali, Niger et Bénin) n’exacerbe à nouveau les tensions communautaires.

Enfin, le Niger a lui aussi subi un coup d’État, ce 26 juillet, et nous ne savons pas encore comment se comportera le nouveau régime sur la scène internationale.

Abidjan, pivot régional

Or, depuis la crise du début des années 2000, la Côte d’Ivoire, qui a renoué avec la stabilité, est un pivot pour la France dans la région. Les relations bilatérales se sont grandement améliorées, au point que les ministres français sont volontiers accueillis à Abidjan : Gérald Darmanin (Intérieur), en septembre 2022 ; Catherine Colonna (Affaires étrangères), en décembre 2022 ; Sébastien Lecornu (Armées), en juillet 2022 et en février 2023. Abidjan semble devenu le point d’appui de Paris dans la région, ce qui est somme toute logique après les rebuffades que la France a subies de la part du Mali et du Burkina. Pour Paris, se pose le problème de l’expansion jihadiste et, au-delà, celui de son influence dans une région francophone avec laquelle il entretient des liens anciens, qu’il faut préserver.

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Abidjan constitue également un pivot régional. C’est ce qui fait dire à Sébastien Lecornu que « la Côte d’Ivoire [est devenue] un [pôle] de stabilité » et que son « rôle de puissance d’équilibre régional s’affirme de plus en plus ».

Or, il est aussi de l’intérêt de la Côte d’Ivoire de s’assurer des soutiens étrangers. Elle a envoyé des militaires sur ses marches du Nord (elle partage 532 km de frontière avec le Mali, 584 km avec le Burkina Faso), a réorganisé son dispositif de sécurité et a développé plusieurs actions au profit des populations de son septentrion (formation et emploi, construction d’écoles et d’infrastructures). La menace jihadiste n’en demeure pas moins inquiétante. Deux camps de réfugiés ont été construits dans le nord du pays. Il y avait 22 000 personnes en exil, à la mi-mai 2023. Un plan en faveur de la jeunesse vient d’être lancé, avec le soutien de bailleurs internationaux, dont la France.

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Bénin et Togo sur le qui-vive

La coopération bilatérale entre les États de la région, qui était l’une des voies traditionnelles de la lutte contre le jihadisme, est affectée. Les juntes au pouvoir à Bamako et à Ouagadougou semblent moins fiables à leurs voisins. Abidjan doit d’abord s’appuyer sur les pays riverains du golfe de Guinée, qui font face, comme lui, à la contagion jihadiste. Par exemple, à l’Est, la Guinée, certes dirigée par des militaires, mais avec laquelle Abidjan entretient de bonnes relations (les deux États partagent 610 km de frontières).

Cependant, la Côte d’Ivoire doit surtout prendre en compte ses voisins orientaux, le Ghana au premier chef. Celui-ci présente l’avantage d’être un État démocratique, où l’alternance politique est régulière. Sa population est à 70% chrétienne, à 17% musulmane et à 5% animiste. Aussi n’est-il guère surprenant que le Ghana ait été épargné par le jihadisme ces dernières années (deux incidents en cinq ans). Néanmoins, quelques Ghanéens ont rejoint des groupes jihadistes, qui possèderaient quelques bases dans le nord du pays.

Un peu plus loin, le Bénin et le Togo ont avec la Côte d’Ivoire la langue française en partage, ce qui rend les relations plus aisées. Le Togo était lui aussi relativement épargné mais, depuis novembre 2021, il a connu plusieurs attaques jihadistes dans le grand nord, le long de sa frontière avec le Burkina. De même, le Bénin a subi plusieurs attentats ces dernières années, dans le Nord, et les jihadistes cherchent à progresser vers le sud pour avoir un accès à la mer, même si les conditions ne leur sont pas favorables, les populations côtières du Sud n’étant que très rarement musulmanes.

L’Initiative d’Accra

Aussi faut-il envisager un front commun des pays du golfe de Guinée face à une menace commune et périphérique. La Côte d’Ivoire ne peut tout faire toute seule. Elle doit privilégier la coopération internationale. C’est d’ailleurs la stratégie générale adoptée dans la région avec, par exemple, le G5 Sahel (Niger, Burkina Faso, Tchad, Mauritanie et, jusqu’à récemment, le Mali), dont Abidjan ne fait pas partie.

En revanche, l’Initiative d’Accra constituerait un bon format. Formée en 2017, elle rassemble le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, le Ghana, le Mali, le Niger et le Togo. Cette structure légère n’avait jusqu’à récemment entrepris aucune action concrète. Or ses membres (à l’exception du Mali) se sont réunis, en novembre 2022, dans la capitale ghanéenne, en présence de deux observateurs : Charles Michel, le président du Conseil européen, et Ben Wallace, le ministre britannique de la Défense. Les pays présents ont décidé de mettre sur pied une force multinationale conjointe, qui pourrait compter 10 000 hommes. Mais l’essentiel semble être le partage de renseignements entre États partenaires.

Cette décision comble le vide qu’a créé le départ de la force Barkhane et celui de la Minusma. Reste à résoudre le problème du financement. C’est sur ce point que la France est attendue, en tant que contributeur et, aussi, pour sensibiliser les Européens et les Américains à la nécessité de contribuer à ce combat. À l’heure où les États du golfe de Guinée se mobilisent pour lutter contre le jihadisme, il est crucial de les aider, et en particulier de soutenir la Côte d’Ivoire.

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