Droit des femmes en Tunisie : « la régression est là », s’inquiète Salsabil Klibi

Alors que le pays s’apprête à célébrer les 67 ans du Code du statut personnel, la Constitution adoptée en juillet 2022 suscite bien des appréhensions. Entretien avec l’universitaire Salsabil Klibi.

La société dans sa globalité ne semble pas se préoccuper d’égalité, selon Salsabil Klibi. © DR

Publié le 11 août 2023 Lecture : 4 minutes.

La mise à l’écart des islamistes du pouvoir, en 2021, avait rassuré les Tunisiennes quant à la préservation de leurs droits. Mais l’adoption par référendum, le 25 juillet 2022, d’une nouvelle Constitution, a réveillé les inquiétudes et les appréhensions.

Un an plus tard, l’universitaire et constitutionnaliste Salsabil Klibi fait le point sur la situation des femmes, à l’occasion de la commémoration de la promulgation du Code du statut personnel (CSP), le 13 août 1956, sous Bourguiba. Ce texte avant-gardiste, qui octroyait de larges droits aux Tunisiennes en affirmant leur statut de citoyennes, a été fondateur pour la Tunisie moderne. Aujourd’hui, le combat pour l’égalité n’est pas encore gagné. Et la question des femmes est celle de toute une société.

la suite après cette publicité

Jeune Afrique : Lors de son adoption, la Constitution de 2022 a suscité des craintes quant aux droits des femmes. Étaient-elles fondées ?

Salsabil Klibi : Dans la Constitution actuelle, on retrouve pratiquement les mêmes dispositions relatives aux droits et libertés que dans la Constitution de 2014. Ce qui devrait être rassurant. Mais l’article 5 pose problème, puisqu’il peut ouvrir la voie à l’instauration d’une législation fondée sur la charia – ensemble de règles canoniques édictées par l’islam. Cependant, il n’y a pas eu jusqu’à présent de nouvelle législation en ce sens.

Cela étant, ce n’est pas le texte constitutionnel qui est le plus inquiétant, mais plutôt l’absence de discours clair sur les droits des femmes.

C’est-à-dire ?

la suite après cette publicité

La régression est là, tout à fait perceptible. Le ministère de la Femme n’est plus consacré seulement à celle-ci, il est aussi celui de la Famille, de l’Enfance et des Personnes âgées. La femme est ainsi noyée dans la famille et cantonnée à un rôle traditionnel de mère, sans aucune dimension citoyenne.

Ce département devrait être le ministère de la Femme et de l’Égalité des chances. L’égalité hommes-femmes, qui est fondamentale, serait alors intégrée à une stratégie d’État, avec des textes pour l’établir, mais aussi des faits qui relèvent de l’égalité des chances.

la suite après cette publicité

Comment constatez-vous ce recul ?

Les mesures prises sont sporadiques. Parmi ces dernières, il y a la création, attendue depuis plusieurs années, de l’Observatoire national pour la lutte contre la violence à l’égard des femmes, qui n’a finalement pas de visibilité. Le ministère a inscrit à son actif l’ouverture d’un certain nombre de foyers d’accueil des femmes victimes de violence, mais cela reste insuffisant.

Il manque un discours d’État, qui précise une politique et une stratégie de ce dernier sur la question du droit des femmes et de l’égalité entre hommes et femmes. Le recul est là.

Le CSP n’est-il pas un garant des droits des femmes ?

Le plus préoccupant est qu’en 2022, la commémoration de la promulgation de la constitution sociale de la Tunisie [le CSP], le 13 août, ne s’est pas déroulée à Carthage, au palais de la République, mais dans un lycée de filles. Certes historique, ce lieu n’est pas un symbole de l’État. Le signal n’est pas anodin. Pourtant, il n’a pas vraiment interpellé l’opinion.

À l’occasion de ce nouvel anniversaire de la promulgation du CSP, le 13 août, les citoyennes et les citoyens – puisque la question de l’égalité n’est pas uniquement une problématique concernant les femmes, mais la société dans son ensemble –, attendent du chef de l’État – qui, de par la Constitution, est également chef de l’exécutif –, qu’il énonce la politique et la stratégie à venir sur la question des femmes. Mais depuis plusieurs années, il n’en est rien. Cette forme de « mise à l’écart » du 13 août de l’agenda de la République n’est pas rassurante.

En dehors de certaines associations qui restent mobilisées, on constate une sorte de désengagement général

Pourquoi est-ce inquiétant ?

La régression n’est pas uniquement visible au niveau de l’égalité hommes-femmes, de la place de la femme au sein de la société ou de la politique de l’État. En dehors de certaines associations qui restent mobilisées, on constate une sorte de désengagement général.

La société dans sa globalité ne semble pas se préoccuper d’égalité. Qu’on transforme le 13 août en gentille fête avec un orchestre, l’année dernière, n’a pas ému grand monde, alors que cette date anniversaire est d’abord et avant tout un moment important pour faire le bilan et annoncer la politique de l’État.

Les tentatives d’Ennahdha pour démanteler les acquis des femmes ont commencé dès l’accès de ce parti à l’Assemblée constituante, et à l’époque, toute la société civile s’est mobilisée contre son projet. Aujourd’hui, la mobilisation semble faire défaut.

La législation tunisienne est très avant-gardiste, mais sans efficacité si les textes ne sont pas mis en application

Que devraient attendre les Tunisiennes de l’État ?

Que l’État formule un discours sans équivoque sur les violences faites aux femmes et sur les féminicides, mais aussi qu’il fasse appliquer les lois.

La législation tunisienne est très avant-gardiste, notamment avec sa loi sur la violence faite aux femmes, avec la ratification du protocole d’accord de l’Organisation internationale du travail (OIT) relative au harcèlement des femmes sur leur lieu de travail. Mais un dispositif législatif, aussi progressiste soit-il, est sans aucune efficacité s’il n’est pas mis en application.

Dans un contexte tendu de précarité et d’incertitude, de violence de tous contre tous, on voudrait bien entendre de temps en temps le président, qui tient à l’application des lois, s’exprimer sur les mesures prises pour les femmes, sur leur protection, la garantie de leurs droits.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

La rédaction vous recommande

En Tunisie, exit Bouden, Saïed reprend la main

Contenus partenaires