Rodney Saint-Éloi, itinéraire d’un poète-éditeur
Entrepreneur établi, auteur accompli, le poète haïtien parcourt le monde à la recherche de diversité et d’altérité. Rencontre avec celui qui vient de fêter les 20 ans de sa maison d’édition, Mémoire d’encrier.
Nous avons multiplié les entrevues et les discussions entre les mois de juin et août. Au téléphone, ou en face à face attablé devant une belle assiette de poisson aux abords du canal de l’Ourcq, à Paris, Rodney Saint-Éloi est exactement comme le décrit son amie, l’écrivaine française Catherine Blondeau : « Accueillant, serein, agréable, généreux de son temps. Il croule sous les responsabilités, mais ne le laisse jamais voir. »
Nous avions prévu de parler de lui, des 20 ans de Mémoire d’encrier, sa maison d’édition montréalaise, et de la première publication en français du Contrat racial, le livre-monument de Charles W. Mills paru en 1997, mais l’éditeur prend le temps d’évoquer ses vacances européennes. À Berlin, pour l’évènement Bwa Kayiman ; puis à Sierre, dans le Valais suisse, « admirant la courbe des montagnes, comme [s’il habitait] encore [son] Cavaillon natal » ; à l’île d’Oléron, face à la mer ; avant Barcelone, « pour le bonheur d’y vivre et l’art de Gaudí » ; le tout entrecoupé de quelques promenades dans les quartiers de Paris. « Je suis allé au plus loin de moi-même, me dépaysant et fermant les yeux, pour voir et comprendre. Pour être présent au monde », dit-il. Et, aussi, sans doute, pour mesurer le chemin parcouru en jetant un coup d’œil dans le rétroviseur.
Loin et pourtant si proche d’Haïti
Il y a vingt ans, à une époque pas si lointaine, Rodney Saint-Éloi s’était installé à Montréal, fuyant « la misère et la bêtise politique haïtiennes qui [le] fatiguaient ». Pendant deux années, l’ancien journaliste au Nouvelliste de Port-au-Prince avait « travaillé dans le cinéma », « fait de petites choses », tenté d’intégrer l’enseignement, mais s’était heurté à un mur. Alors, « pour ne pas laisser l’exil [l]’abîmer, [le] dégrader », il était revenu à ses premières amours, l’écriture et l’édition.
En Haïti, en 1991 déjà, il avait cofondé la maison d’édition Mémoire avec le poète Georges Castera. Dans la cuisine de son appartement montréalais, Rodney Saint-Éloi analysait les faiblesses de l’édition québécoise : « Trop blanche, elle manquait de diversité et d’altérité. » Pour y remédier, lui qui voulait « observer le monde sans le subir » a eu l’idée lumineuse de créer une maison pour publier les œuvres des auteurs haïtiens. Mémoire d’encrier naissait. « Mémoire » parce qu’elle l’obsède et lui permet de rebondir : descendant d’esclaves, il se préoccupe toujours de ce qui a précédé. « Encrier », parce qu’il a appris à écrire avec une plume.
Les textes qu’il choisit de publier sont ceux qui le bousculent et l’empêchent de dormir, mais qui sont susceptibles de faire du bien au lecteur
Au début de l’aventure, Rodney Saint-Éloi publie les œuvres des Haïtiens de la diaspora. Puis celles de tous les Haïtiens, celles des Africains et des autochtones des Premières Nations. « Mon imaginaire d’auteur et d’éditeur a été marqué par un vers de Joséphine Bacon dans lequel elle se présente comme la “survivante d’un récit qu’on ne raconte pas” », explique-t-il. Il est donc parti à la recherche d’autres « survivants », pour leur faire raconter ces histoires tues.
« Maison de racisés »
Vingt ans plus tard, la petite maison totalise plus de 400 titres et s’impose dans le paysage littéraire francophone. Mémoire d’encrier reçoit aujourd’hui plus de 1 000 manuscrits par an. « Nous publions un livre d’Alain Mabanckou ou de Blaise Ndala, et dès le lendemain, tous les Congolais accourent ! À leurs yeux, nous sommes une “maison de racisés” qui pourrait être sensible aux rêves d’écriture des jeunes de Douala, Kinshasa ou Port-au-Prince. » Refuser un manuscrit est donc parfois une souffrance. Mais quand il le faut, Rodney Saint-Éloi entend y mettre toujours « une pointe d’élégance ». Dans son catalogue 2023, deux nouveautés pour la rentrée littéraire française : Hors-sol, de Philippe Yong et Le Violon d’Adrien, de Gary Victor.
De l’académicien Dany Laferrière, prix Médicis 2009, à Makenzy Orcel, finaliste du prix Goncourt 2022, en passant par Yanick Lahens, prix Femina 2014, la plupart des auteurs haïtiens, dont les plus grands, ont eu Rodney Saint-Éloi pour éditeur. Des Africains de grande notoriété aussi, à l’instar du Sénégalais Felwine Sarr, du Franco-Djiboutien Abdourahman Waberi, qui compare Mémoire d’encrier à un jardin créole où se croisent diverses nationalités et une trentaine de langues.
Saint-Éloi dit ne pas trop s’attacher à la notoriété des auteurs. Seul lui importe de faire entendre des voix singulières, « qui apportent quelque chose à la grande voix humaine ». Mémoire d’encrier se veut une plateforme où se côtoient différentes déclinaisons d’un monde qui, loin d’être manichéen, est une conjonction d’imaginaires, d’histoires et de cultures.
Exercice de vérité
Rodney Saint-Éloi veut également « repenser la géographie littéraire ». « On nous a longtemps fait croire qu’on ne pouvait observer le monde qu’à partir de grandes villes comme Paris, Londres, New York. On peut le faire aussi à partir d’un village tchadien ou d’un village haïtien. Je veux créer une communauté de langage dans laquelle disparaissent les notions de centre et de périphérie. L’avenir du monde repose sur une altérité active. »
Rodney veut rappeler à tous que la rencontre entre les continents a déjà eu lieu, qu’elle a produit des cultures et des imaginaires fraternels, et qu’on l’a oublié. Mais pas lui
Ainsi, les textes qu’il choisit de publier sont « ceux qui [le] bousculent et [l’] empêchent de dormir, mais qui sont susceptibles de faire du bien au lecteur ». Il publie Le Contrat racial parce que « c’est un livre fondamental que tout Noir devrait lire. Il explique comment notre modernité s’est construite sur une racialisation du monde, et le fait que déconstruire la suprématie blanche ne se fait pas contre les Blancs, mais vise à la transformation et à la réimagination du monde ». Pomme grenade, de la Tunisienne Elkahna Talbi, pousse à la réflexion sur la deuxième génération d’Arabes installés au Canada. Avec Mère à Mère, Sindiwe Magona offre au monde le regard d’une Sud-Africaine noire sur l’apartheid. Dans Blanche, à la manière de Frantz Fanon prenant conscience de sa couleur de peau à travers le regard des autres, Catherine Blondeau prend conscience de sa blanchéité et de ses privilèges en Afrique du Sud, où elle dirige l’Institut français. Tandis que Naomi Fontaine, dans Kuessipan, le livre le plus vendu de la maison, raconte la vie quotidienne dans la réserve innue de Uashat.
Militant de la différence, Saint-Éloi fait se rencontrer les humains qui créent des contre-discours. Il se définit comme un éditeur indépendant, refusant de répondre au diktat des idées dominantes – et même à la tyrannie de la question noire qui, pour lui, doit aussi faire écho aux autres conditions. Résolument décolonial, il veut proposer une bibliothèque inattendue. « Je me tourne vers les histoires qui n’ont jamais été racontées, parce que je crois profondément qu’il y a une injustice à réparer. C’est un exercice de vérité nécessaire au vivre ensemble. »
« Rodney est un poète, au sens existentiel et pas simplement littéraire du terme, souligne Mohamed Mbougar Sarr. Il a une confiance absolue dans le verbe, pour toucher, dire la vérité, chercher un sens, interroger. Cela le rapprocherait presque d’un enfant – il en a le rire – , mais un enfant combatif. Plus que chercher à faire se rencontrer les continents, il veut rappeler à tous que cette rencontre a déjà eu lieu, qu’elle a produit des cultures et des imaginaires fraternels, et qu’on l’a oublié. Mais pas lui. »
À l’écoute des autres
Cette lutte pour l’altérité est liée à l’histoire personnelle de ce divorcé, père de deux enfants, qui assume d’être une âme tourmentée, apaisée par l’histoire. De son propre aveu, son besoin de l’Autre s’est accentué avec le décès de sa mère, à qui il a rendu un vibrant hommage dans Quand il fait triste Bertha chante. Écrit pour se guérir de leurs rendez-vous manqués, de leurs conversations inexistantes – tous les deux en exil, ils étaient séparés, lui à Montréal, elle dans le Connecticut, aux États-Unis , le livre lui a permis de rétablir le dialogue et d’être davantage à l’écoute des autres.
En tant que descendants d’esclaves, nous sommes le fruit de la violence la plus absolue faite à la personne noire. Il nous faut retrouver la totalité de nos histoires
On n’entre pas dans l’intimité de Rodney Saint-Éloi par effraction, mais bien grâce à ce livre miroir dans lequel il se met à nu, dialoguant avec sa mère. Aîné d’une fratrie de quatre enfants, de pères différents, fruit des amours fugaces d’une femme noire modeste avec le fils mulâtre d’une famille aisée, « affublé » du nom de sa mère, preuve de l’absence du père, il est « un fils indigne, un bâtard » pour les institutions qu’il fréquente enfant. Il lui faut donc « [se] battre pour construire [sa] légitimité : faire savoir qu’il est tout simplement un être humain ».
Il y est parvenu, aidé par un trio de femmes de tête, sa « grand-grand-mère », sa grand-mère et sa mère, qui l’ont aidé à « traverser l’existence ». « Ma grand-mère me disait que j’étais un prince. Je la croyais », précise-t-il. Dans sa famille maternelle, on lui donne du « docteur » ou « ingénieur », persuadé qu’il est promis à un bel avenir et qu’il sortira sa communauté de la pauvreté.
« Des femmes comme Bertha, on ne les trouve pas dans les musées, mais dans les arrière-cours. Mettre au premier plan sa figure, c’est dire : “Voici un être humain, voici la beauté, la dignité, la révolte, la passion, la vie.” Ce n’est qu’au travers d’un livre que mon éditrice, Héloïse d’Ormesson, la fille de l’académicien Jean d’Ormesson, peut s’asseoir dans un salon en compagnie de Bertha. Tant de choses les sépare et seule la littérature peut les réunir. »
Tirer les enseignements du passé
Donner une voix, un espace à Haïti, « qu’il a quittée mais qui ne l’a jamais quitté », participe aussi de ce combat. « Rester dans cet impossible pays, où l’espoir s’épuise, où il faut construire à partir du chaos, est une forme de subversion. » Il doit donc aider les héros qui le font. Lorsqu’il songe à son île, Saint-Éloi retourne à l’enfance et voit défiler les images d’un pays qui dégage une belle énergie : l’enfant sur le chemin de l’école, l’odeur de la citronnelle, la musique créole. Sur une autre île, déserte celle-là, le poète-éditeur emporterait les musiciens Coupé Cloué, Tabou Combo, Système Ben, Manno Charlemagne (Chalmay, en créole), Beethova Obas…
Pour Pepi (surnom que lui donnait sa grand-mère Contita), que Felwine Sarr a baptisé Wagane (« l’invaincu », en langue sérère) Ndiaye après une visite à Saint-Louis du Sénégal, l’Afrique est essentielle à cette quête d’altérité. Il est sensible à tout ce qui s’y passe, s’y dit, s’y écrit. « En tant que descendants d’esclaves, nous sommes le fruit de la violence la plus absolue faite à la personne noire. Et, comme l’explique Fabienne Kanor dans La Poétique de la cale, il nous faut retourner au vaisseau négrier effacé des mémoires pour retrouver la cohérence et la totalité de nos histoires. Comprendre comment s’est effectué le premier déplacement, comment s’est opéré l’esclavage et comment s’est installée la suprématie blanche, quelle est notre part de responsabilité, et quels enseignements en tirer pour sortir des traumas et aller de l’avant. »
Dans le même temps, Rodney Saint-Éloi essaie de « créer [sa] propre géographie ». Il vient de visiter la Cisjordanie « pour toucher du doigt l’occupation ». « L’Occident s’inscrit dans une logique de conquête et de gestion de l’abondance. Or l’autre pendant de la conquête, c’est la dépossession ; je vais dans des zones où les gens luttent pour préserver leur petit bout de terrain. »
Au bout du parcours, pas de triomphalisme chez ce néo-sexagénaire qui aurait des raisons d’en faire montre. Pour le poète, la plus belle des récompenses, ce sont les dix heures de route et de file d’attente effectuées par des lecteurs pour une dédicace. Ou encore les paroles de gratitude d’un anthropologue inuit, qui lui avait déclaré : « Je ne pensais pas voir des auteurs inuits publiés de mon vivant… »
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