Sénégal, Côte d’Ivoire, Cameroun… Le monde des moulins sous pression
Entre difficultés d’approvisionnement dues à la guerre en Ukraine et concurrence accrue, le secteur meunier traverse une passe délicate, en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale. Il n’en demeure pas moins dynamique. Explications.
Agrobusiness : le monde des moulins entre essor et turbulences
Porté par la consommation croissante de blé – sous forme de pain, de pâtes, de coucous…–, le dynamisme de la meunerie ne se dément pas sur le continent. Mais, entre une concurrence accrue et la hausse des coûts de production, l’équation économique est difficile à tenir.
Une concurrence exacerbée, une transaction majeure en cours, des investissements pour augmenter la production ou diversifier l’activité… Les années et les crises se succèdent – la dernière étant due à la guerre en Ukraine, qui a engendré des difficultés d’approvisionnement en blé… Il n’empêche : le dynamisme de la minoterie sur le continent, notamment en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale, est resté intact.
Portée par une démographie et une urbanisation croissantes, la consommation de blé, et en particulier de pain, est en progression constante. Résultat : ce secteur, composé de négociants, de meuniers et de boulangers-pâtissiers, est en plein essor. Stratégique, car garant de la sécurité alimentaire, il se trouve en outre à un tournant, avec la mise en vente de quatre moulins de l’un des acteurs majeurs de la place, le français Somdiaa, filiale du groupe Castel.
Subventions massives
Le secteur a traversé une crise aussi brève que sévère. Pourtant habitué aux fluctuations du cours du blé, il a subi de plein fouet les conséquences de la guerre entre la Russie et l’Ukraine, deux importants fournisseurs de cette céréale. « À son arrivée dans les ports africains, la tonne de blé, qui était de 280 euros avant le conflit, a atteint un pic en juin 2022, à plus de 500 euros, même si elle a, depuis, retrouvé son niveau d’avant-guerre », résume Hugo Depoix, directeur général de Cerealis, l’un des principaux fournisseurs de blé en Afrique.
Bien que limitée dans le temps, cette hausse qualifiée de « violente » a affecté la trésorerie des meuniers. Pour beaucoup dépendants des importations venant de la mer Noire, ils ont, par ailleurs, été confrontés à des difficultés d’approvisionnement. En 2021, la Mauritanie se fournissait à 80% en blé russe, le Cameroun et le Bénin à 68%, le Sénégal à 52%, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).
Printemps arabes
La catastrophe n’a pu être évitée que grâce au soutien massif des pouvoirs publics, par le biais de subventions (6,4 milliards de F CFA en Côte d’Ivoire, 5 milliards au Cameroun, 4 milliards au Sénégal) destinées à faciliter les importations de blé. Cette bouffée d’oxygène, qu’ils ont unanimement saluée, a permis aux meuniers de poursuivre leur activité. « On a tiré les leçons des printemps arabes, période durant laquelle les minotiers avaient été confrontés, de manière ponctuelle, à une hausse forte des prix du blé. Des subventions avaient été annoncées, mais n’avaient finalement pas été versées, rappelle Hugo Depoix. Cette fois, les promesses ont été tenues ».
Parallèlement, les minotiers ont répercuté la hausse des cours du blé sur le prix de la farine. Les boulangers en ont fait de même avec le prix du pain, seul moyen de compenser l’explosion des coûts de production. Ces hausses ont toutefois été encadrées par les exécutifs, pris en étau entre la nécessité de soutenir un secteur privé stratégique et celle de préserver le pouvoir d’achat de la population.
Diversification des approvisionnements
« À la faveur de la crise russo-ukrainienne, nous avons appris à diversifier les pays auprès desquels nous importons le blé », souligne Alfred Momo Ebongue, secrétaire général du Groupement des industries meunières du Cameroun (GIMC). Illustration : alors que la Russie et l’Ukraine assuraient jusque-là 60% des importations du pays, suivies par la France et l’Argentine, le tarissement du flux de la mer Noire a entraîné une recomposition. L’Hexagone est ainsi monté en puissance et de nouveaux fournisseurs ont fait leur apparition, parmi lesquels l’Allemagne, la Pologne et les pays baltes (Estonie, Lettonie, Lituanie).
« La diversification des approvisionnements est une tendance qui se généralise », note un négociant actif en Afrique francophone. Et elle devrait se confirmer, d’autant que l’accord de juillet 2022, qui permettait à l’Ukraine d’exporter ses céréales en dépit du conflit, n’a pas été renouvelé en juillet 2023 et que les achats de blé russe demeurent compliqués (même si ceux-ci ne rentrent pas dans le cadre des sanctions décidées contre Moscou).
En dépit de ce contexte incertain – les cours du blé réagissant à chaque développement du conflit, notamment quand des infrastructures liées à l’exportation de céréales sont touchées –, le secteur ne cesse de gagner en dynamisme. À preuve, les projets de création de moulins se multiplient, sur des marchés pourtant déjà très concurrentiels. En Guinée, où Les Moulins d’Afrique et Les Grands Moulins de Conakry se partagent âprement l’activité, un troisième arrivant, Mamadou Bobo Barry (le patron de Global multi-services) frappe à la porte. Même configuration au Bénin et au Togo, où un troisième moulin s’annonce sur un marché dont deux entreprises couvrent déjà les besoins.
En Côte d’Ivoire, trois acteurs se livrent une rude bataille : Les Grands Moulins d’Abidjan (de Seaboard), Les Moulins modernes de Côte d’Ivoire (de Carré d’Or) et Les Moulins de Côte d’Ivoire (du groupe Avos) ; deux autres, au moins, préparent leur implantation… Dans le même temps, la plupart des minotiers projettent d’accroître leurs capacités de production, déjà considérables dans certains cas, notamment en Côte d’Ivoire, au Sénégal, en Mauritanie et au Cameroun.
Fuite en avant
Cet emballement, amorcé il y a dix ans mais auquel la pandémie de Covid-19 puis la guerre en Ukraine avait coupé court, reprend de la vigueur. À cela, plusieurs raisons. D’une part, les prévisions de croissance de la demande sont bonnes sur le long terme, la hausse de la consommation de farine suivant l’évolution démographique, galopante dans la zone. D’autre part, et en dépit du conflit russo-ukrainien, les perspectives 2023-2024 sont favorables pour le marché du blé, grâce au bon niveau de la récolte mondiale, synonyme de détente des prix.
« À cela s’ajoute un phénomène de fuite en avant, qui pousse les meuniers à investir pour grossir afin de se protéger de la concurrence et d’assurer leur avenir », reprend le négociant précité. Une course à la taille paradoxalement contre-productive car elle fragilise le secteur en aboutissant bien souvent à une surcapacité. Au Cameroun, par exemple, où la consommation de farine est inférieure aux capacités de production, les moulins ne tournent qu’entre 75 % et 80 %…
Cette situation explique en partie pourquoi les meuniers misent de plus en plus, depuis quelques années, sur la diversification de leurs activités. Au Sénégal, Les Grands moulins de Dakar (GMD, de Seaboard) et la Nouvelle minoterie africaine (NMA) dominent le marché de l’alimentation animale, un secteur en forte croissance. Au Congo, Somdiaa, qui dispose d’un moulin dans le port de Pointe-Noire, a lui aussi parié sur ce créneau. Il est même allé plus loin en créant une maïserie et une écloserie de poussins d’un jour.
En Côte d’Ivoire, le groupe Carré d’Or a fait croître la capacité de production de son usine de pâtes alimentaires de 400 à 700 tonnes par jour, tandis que Avos, son concurrent, s’est lancé cette année sur ce segment par le biais de la marque Gusta. Au Cameroun, La Pasta (groupe Cadyst Invest, du patron des patrons Célestin Tawamba) est un producteur de longue date. Des projets de biscuiterie sont également à l’étude. Bénéfique pour les meuniers si elle est bien menée, la diversification contribue, aussi, au développement de la production locale et donc à la consolidation des économies nationales.
Une transaction-tournant ?
C’est dans ce cadre qu’intervient la mise en vente, que nos confrères d’Africa Business + et que Jeune Afrique ont révélée en avril, des moulins Somdiaa par le groupe Castel. L’opération, en cours, porte sur la cession de ces actifs au Togo, au Gabon, au Congo et au Cameroun. Selon nos informations, trois candidats sont sur les rangs : le géant américain Seaboard, favori car déjà très présent sur le continent, le négociant de céréales suisse Ameropa, qui veut s’y renforcer, et un outsider, le groupe coopératif français Agrial. Si elle va à son terme, cette transaction marquera un tournant dans le secteur. La dernière opération d’envergure, le rachat par Seaboard des actifs du groupe Mimran au Sénégal et en Côte d’Ivoire (Les Grands moulins de Dakar et Les Grands moulins d’Abidjan), remonte en effet à 2017.
En attendant, plusieurs questions se posent. Les moulins représentant des actifs stratégiques pour les États, et les détails juridiques et financiers du dossier demeurant inconnus, l’opération va-t-elle aboutir ? Quelles sont les chances réelles d’Ameropa et d’Agrial face à Seaboard, déjà en position de force ? Quel serait l’impact d’un rachat par l’américain sur les différents marchés et, plus globalement, sur la solidité du secteur meunier en Afrique de l’Ouest et en Afrique centrale ? L’heure de l’accalmie n’a pas encore sonné.
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