Youssef Badr : « L’égalité des chances en France est un mythe »

Magistrat pour les comparutions immédiates au tribunal de Bobigny, dont il est le vice-président, ce fils d’immigrés marocains est très engagé dans la promotion du droit pour chacun de faire ses preuves et de réussir, quelles que soient ses origines sociales ou ethniques.

Youssef Badr, magistrat pour les comparutions immédiates au tribunal de Bobigny, en Seine-Saint-Denis, en banlieue parisienne. © DR

FADWA-ISLA_2024

Publié le 25 août 2023 Lecture : 9 minutes.

Au tribunal judiciaire de Bobigny, dont il préside la 18e chambre correctionnelle, Youssef Badr, 42 ans, a eu à juger en comparution immédiate de nombreuses personnes interpelées au cœur des nuits d’émeutes qui ont suivi la mort de Nahel M., tué par un policier à Nanterre, le 27 juin.

Si certains prévenus, poursuivis pour « participation à un groupement en vue de la préparation de violences ou dégradations », « rébellion », « vols en réunion » ou « violences volontaires », sont multirécidivistes, d’autres en revanche n’ont aucun antécédent avec la justice ou la police. Ce qui rend la question de leur culpabilité beaucoup plus difficile à déterminer pour les magistrats, auxquels le garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, a demandé, par le biais d’une circulaire diffusée le 30 juin, d’apporter une réponse judiciaire « rapide, ferme et systématique » aux incidents qui ont secoué la France au début de l’été.

la suite après cette publicité

Une injonction que Youssef Badr, attaché au devoir de réserve auquel il est soumis, s’interdit de commenter, soulignant que dans cette affaire, comme dans toutes celles qui passent entre ses mains, il rend la justice comme il a appris à le faire : en tenant compte des faits, de la loi, mais aussi de la personnalité du prévenu, de ses antécédents, de sa situation.

Mais le magistrat, passé par la place Vendôme (dont il a été porte-parole) et par l’École nationale de la magistrature (ENM) – où il dirige une session de formation sur les réseaux sociaux –, tient à rappeler que le temps médiatique ne sera jamais celui de la justice.

Et que « la présomption d’innocence protège tout le monde : le pauvre comme le riche, le faible comme le puissant, le Noir comme le Blanc », rappelle cet enfant d’immigrés marocains qui, parallèlement à son travail de magistrat, se démène pour faire de l’égalité des chances une réalité, notamment par le biais de l’association La Courte Échelle, qu’il a créée en 2021 pour lutter contre le décrochage universitaire, en particulier dans les filières de droit.

Jeune Afrique : Vous êtes magistrat pour les comparutions immédiates au tribunal de Bobigny, en Seine-Saint-Denis, département réputé difficile où, à la suite de l’affaire Nahel et surtout des émeutes qu’elle a suscitées, vous avez vu comparaître de nombreuses personnes. Comment avez-vous vécu ce moment ?

la suite après cette publicité

Youssef Badr : En tant que magistrat, mon métier est de juger les affaires qui me sont présentées par le procureur de la République. Je suis magistrat depuis maintenant quinze ans et j’ai été formé pour faire face à une masse importante d’affaires, ainsi qu’au jugement de certaines affaires sensibles ou difficiles. Même si l’acte de juger n’est jamais simple, je n’ai pas spécialement de commentaire à faire sur la façon dont j’ai vécu ces moments s’agissant de l’exercice de mon métier.

En tant que citoyen, forcément j’ai été inquiet (et je le reste) sur ces événements car j’avais peur que la situation ne devienne incontrôlable dans le pays et que les conséquences pour le vivre ensemble ne deviennent durables. On ne peut pas être insensible, à la place qui est la mienne en tant que magistrat et président d’association sur l’égalité des chances, au fait qu’une partie de la population se considère comme des citoyens de seconde zone.

la suite après cette publicité

Le prévenus avaient-ils un profil particulier ? 

Non, les profils des prévenus étaient très variés. Ceux qui ont été présentés devant la chambre que je présidais avaient entre 18 et 40 ans. Ce qui m’a frappé, c’est précisément la diversité de leurs profils. Certains étaient très insérés, en CDI, diplômés. D’autres, au contraire, étaient au chômage, sans activité. Certains étaient des multirécidivistes et d’autres sans aucun antécédent avec la justice ou la police. Et tous ne venaient pas forcément de la « banlieue ».

Quelles étaient leurs motivations selon vous, au-delà de la révolte face à la mort de Nahel ? Une dénonciation des violences policières ? Le sentiment d’être laissés pour compte, marginalisés, souvent visés par des contrôles de police, parfois musclés, de manière injuste ?

Les mobiles étaient très différents, très variés : certains ont expliqué avoir suivi un mouvement de groupe sans forcément réfléchir aux conséquences, quand d’autres ont voulu se mêler aux faits commis car ils ressentaient un vrai sentiment d’injustice face aux discriminations, mais tous n’ont pas forcément souhaité s’expliquer. D’autres encore faisaient référence à la mort de Nahel à Nanterre et exprimaient parfois une méfiance, voire plus, vis-à-vis des institutions. C’était assez variable.

Certains expliquent la recrudescence des violences policières ces dernières années par le sentiment d’impunité qui prédomine au sein de ce corps. Un sentiment alimenté à la fois par les hommes politiques, mais aussi par le fait que souvent, les plaintes n’aboutissent pas. Selon Yassine Bouzrou, avocat de la famille de Nahel, « il n’y a pas de problème policier en France, il y a un problème judiciaire ». Qu’en pensez-vous ? La justice est-elle vraiment laxiste vis-à-vis de la police ?

En tant que président d’une chambre correctionnelle, il m’est impossible de répondre à cette question pour deux raisons principales. La première est que je suis soumis à un devoir de réserve et d’impartialité. La seconde est que dans ma pratique professionnelle, je n’ai jamais eu à poursuivre ou juger des affaires impliquant des fonctionnaires de police mis en cause dans des affaires pénales.

Je vous répondrais néanmoins qu’en tant que juge correctionnel, je rends la justice comme j’ai appris à le faire, de façon individualisée, en m’attachant aux éléments d’un dossier, à la loi, mais aussi, en cas de déclaration de culpabilité, à la personnalité du prévenu, à ses antécédents et à sa situation. Je dois être capable, systématiquement, de motiver les décisions que je prends.

Les Noirs et les Arabes sont-ils en danger en France ? La peur, même face à un contrôle routier de routine, est de plus en plus prégnante. Et le montant de la cagnotte destinée au policier qui a tiré sur Nahel interroge…

Si votre question est : se fait-on plus contrôler lorsqu’on est arabe ou noir, la réponse est oui. N’oublions pas que le défenseur des droits en 2017 a indiqué dans une étude que « les jeunes hommes perçus comme noirs ou arabes ont une probabilité vingt fois plus élevée que les autres d’être contrôlés ». Ces jeunes ont, en outre, des relations plus dégradées avec les forces de l’ordre que l’ensemble de la population. Ces données chiffrées remontent à quelques années, mais je vous pose à mon tour la question : qu’est-ce qui a changé depuis ?

La liste des admissibles au concours de l’ENM cette année encore comporte peu de noms étrangers : sur les 382 étudiants au premier concours, il y a trois noms maghrébins… Vous dites d’ailleurs souvent à propos de votre parcours que vous êtes « un miraculé ». Doit-on en déduire que l’égalité des chances tant prônée par le système éducatif français est un mythe ?

L’égalité des chances est un mythe. Pas parce que c’est moi qui le dis, mais parce que c’est documenté, prouvé, et cela est régulièrement dénoncé. Comme le dit justement Bernard Lahire dans son ouvrage de référence Enfances de classe, « les enfants vivent au même moment dans la même société, mais pas dans le même monde […] Les inégalités existent […]. Elles sont mesurées, mais on ne prend pas conscience de leurs effets sur les conditions quotidiennes de vie ou du point de vue de ce qui est accessible aux uns et inaccessible aux autres ».

L’endroit où vous allez grandir, aller à l’école, étudier, les rencontres que vous allez faire, les occupations que vous avez dans votre famille, les centres d’intérêt de vos parents etc. vont conditionner une grande partie de l’orientation scolaire qui sera la vôtre et de votre réussite aussi. Le rapport à l’écrit et à l’oral est très différent entre les enfants en fonction de la façon dont on le pratique dès les premières années dans sa sphère familiale, et cela conditionne énormément de choses sur la réussite scolaire et sur les résultats qui seront les vôtres.

Les activités pratiquées aussi dès le plus jeune âge ont un impact (lecture vs temps d’écran). Ces inégalités qui apparaissent dès la naissance se corrigent difficilement par la suite, sauf à y mettre des moyens considérables. Je ne dis pas que la culture que nous donnent nos parents vaut moins, loin de là. Je suis avant tout fier aujourd’hui de toutes les valeurs transmises par ma famille. Je dis que, malheureusement, le système scolaire et universitaire est déjà cadré et que c’est à l’élève de s’y conformer ou d’abandonner. Trop de collégiens, lycéens et étudiants disparaissent chaque année du système sans que cela émeuve qui que ce soit.

Vous êtes très investi auprès des étudiants en droit, notamment via votre association La Courte Échelle. Pourquoi ?

Parce qu’ils sont l’avenir de la justice. Dans les facultés de droit aujourd’hui, de la première année au master 2, vous avez possiblement les greffiers, avocats, notaires, commissaires de police ou magistrats de demain. Il s’agit de faire en sorte qu’ils n’abandonnent pas leurs études, car le taux d’abandon entre la première et la deuxième ou troisième année est considérable.

Mon rêve est de voir beaucoup plus d’étudiants issus de milieux modestes, très modestes, accéder au métier de magistrat. Certains tentent de le faire et n’y arrivent pas, car les lacunes accumulées depuis de nombreuses années sont trop importantes à rattraper. On travaille dessus via l’association avec tous les professionnels qui nous accompagnent. D’autres se plaignent que la magistrature ne leur ressemble pas, alors je leur dis : venez exercer ce métier et vous aurez un impact quotidien sur la vie des gens.

Vous savez, je pense très sincèrement que le rapport à la justice changera aussi lorsque les prévenus seront jugés par des gens qui leur ressemblent, et pas que physiquement, socialement aussi. C’est aussi une question d’apparence. Pas que, mais ne minimisons pas l’importance que cela revêt.

Que reste-t-il du principe de présomption d’innocence, régulièrement malmené, surtout lorsqu’une affaire est très médiatisée ? Comment s’assurer qu’il soit respecté ?

La présomption d’innocence est un principe fondamental car elle garantit l’impartialité de la justice. Elle profite à tous : le Noir comme le Blanc, le pauvre comme le riche et le faible comme le puissant. Le principe de la présomption d’innocence est posé à l’article 9 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789, aux termes duquel « tout homme étant présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi ». Sa valeur constitutionnelle a été consacrée par le Conseil constitutionnel au début des années 1980, notamment dans sa décision dite « Liberté et sécurité » des 19 et 20 janvier 1981, ce qui la place au cœur du contrat social qui lie les citoyens et l’État de droit.

Lors de nos travaux au sein de la mission dite « Guigou » en 2021, nous sommes arrivés après plusieurs mois de travaux à la conclusion que ce principe était aujourd’hui malmené parce qu’il restait méconnu du grand public. Peu de gens savent ce que ce principe signifie vraiment, pour eux d’abord, et pour les autres ensuite.

Aussi, la possibilité – notamment sur les réseaux sociaux – de désigner une personne à la vindicte populaire avant même son jugement est quelque chose qui affaiblit considérablement la présomption d’innocence, avec des conséquences parfois dramatiques pour les personnes visées. Il y a naturellement d’autres explications, mais ces deux raisons me paraissent déjà très pertinentes.

Sur les pistes d’amélioration, je dirais qu’elles passent par l’éducation à ce principe dès le plus jeune âge et par le fait que les citoyens s’approprient leur justice, qui est rendue en leur nom. Plus les gens s’intéresseront aux questions de justice et en connaîtront les règles, plus ils connaîtront les grands principes qui les protègent, comme la présomption d’innocence.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

La rédaction vous recommande

Égalité, fraternité, racisme : la France, République des paradoxes

Contenus partenaires