De la Tunisie au Tibet, les mille et une vies d’Alexandra David-Néel

Libre, instruite, curieuse, l’écrivaine voyageuse Alexandra David-Néel s’est imposée comme une femme d’une modernité déroutante. Si son nom est à jamais lié au Tibet, on ignore parfois qu’elle a vécu plus de dix ans à Tunis, où elle a opéré une métamorphose.

Alexandra David-Néel. © Montage JA; Albert Harlingue/Roger-Viollet; MARY EVANS/SIPA

Publié le 8 septembre 2023 Lecture : 5 minutes.

LE RÊVE MAGHRÉBIN DES AVENTURIERS EUROPÉENS (2/4) – Accoudée au bastingage du Ville de Naples, qui quitte Tunis ce 9 août 1911, Alexandra David-Néel pense y revenir dans dix-huit mois, comme elle l’a promis à son mari, Philippe, qui la regarde partir depuis le quai. Elle ne le reverra que quatorze ans plus tard.

Ce voyage en Inde va devenir un périple qui la conduira aussi au Sikkim, au Népal, au Tibet, au Sétchouan et en Indochine, et qui la rendra célèbre lorsqu’elle publiera, en 1927, Voyage d’une Parisienne à Lhassa. Son récit est celui d’une prouesse : première Européenne à pénétrer à Lhassa, capitale du Tibet, elle contourne l’interdiction d’accès aux étrangers accoutrée en mendiante effectuant un pèlerinage. Un exploit qui range cette féministe parmi les aventurières du XXe siècle.

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Mais revenons en 1911. Sur ce quai écrasé par la chaleur de l’été, Philippe ne se doute pas du destin qui attend sa femme. Mais il connaît son caractère indépendant et son attrait pour l’Asie. Il s’était même accoutumé à ses départs : moins d’une semaine après leur mariage, en 1904, elle avait embarqué pour honorer des rendez-vous professionnels en France, en Belgique et en Suisse.

Au fil du temps et de la persuasion que savait si bien déployer « Moumi », comme il la surnommait, Philippe a appris la patience. Il demeurera toute sa vie l’époux – et le financier – d’une femme qui vivait sa plus belle aventure loin de lui, au Tibet. Ils partageront une multitude de questionnements et d’émotions à travers une correspondance qui cimentera cet amour singulier, entretenu avec intelligence et tendresse.

Cantatrice à l’âme d’exploratrice

Ces deux-là, pourtant, n’auraient jamais dû se rencontrer. Lui, brillant centralien, très sérieux directeur des chemins de fer de Tunisie, a tout du personnage proustien, charmeur et charmant, intellectuel épicurien avec une pointe de mélancolie, un sens inné des mondanités et un art consommé de la séduction.

Elle, féministe ayant étudié la philosophie et les langues orientales, libertaire, franc-maçonne, écrivaine, bouddhiste, toujours prête à partir et qui affirmait que l’aventure était l’unique raison d’être de sa vie. Fille d’un républicain ami de Victor Hugo qui s’est exilé à Bruxelles, elle est aussi une chanteuse lyrique appréciée. Les revenus qu’elle tirera de son activité de cantatrice lui permettront de se consacrer à la recherche, notamment sur le bouddhisme, le mysticisme et de préparer ses départs vers « ces pays où naît la lumière ». Alexandra s’est toujours senti l’âme d’une exploratrice.

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Native de Saint-Mandé, peinant à supporter Paris, elle a déjà accompli deux voyages en Inde et revient d’une tournée en Asie – sous le nom d’Alexandra Myrial – lorsque l’Opéra municipal de Tunis l’invite à se produire sur sa scène. L’invitation tombe à pic et va lui permettre de gagner sa vie. Mieux encore : on lui propose de prendre la direction musicale du Casino de Tunis, à l’emplacement de l’actuel Théâtre de la ville. Elle prolonge donc son séjour tunisois et enchaîne les tours de chant.

La rencontre avec Philippe Néel

C’est lors d’un dîner, en septembre 1900, que la jeune femme (elle va avoir 32 ans) rencontre Philippe Néel. Alexandra tombe immédiatement sous le charme de ce séducteur connu pour conduire ses conquêtes à bord de son voilier, L’Hirondelle, et qu’elle ne tarde pas à surnommer « Monsieur Nouchy », quand ce n’est pas « mon alouch » (mon mouton en arabe) en hommage à sa chevelure frisée.

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C’est cette liaison, puis ce mariage et ce moment passé à Tunis qui vont provoquer la métamorphose de l’aventurière, faisant éclore l’Alexandra David-Néel dont les écrits inspirent encore ses nombreux lecteurs aujourd’hui. Durant cette période, elle se concentre sur l’essentiel, fait du bouddhisme et du féminisme ses fondamentaux, s’écarte des réflexions ésotériques comme celles des Rose-Croix et se donne le temps de devenir journaliste, de publier, d’aiguiser son sens de l’observation et son goût des voyages, suffisamment pour peaufiner ses projets et être taraudée par l’envie de partir.

Alexandra a 36 ans quand le couple se marie. Un bout de film, échappé d’une caméra inconnue, la montre portant une couronne de fleurs d’oranger auréolée d’un voile de tulle, toute menue dans sa grande crinoline blanche au bras de Philippe. Le témoin du marié, le docteur Joseph-Charles Mardrus, célèbre traducteur des Mille et Une Nuits, plastronne à ses côtés. La séquence, désuète, donne une dimension réelle à ce couple qui n’aura pas d’enfants, selon la volonté d’Alexandra, et vivra le plus fort de sa relation à travers un exceptionnel échange épistolaire.

Les amis de Philippe ne sont pas les siens, ce sont plutôt des relations, et la vie assez mondaine qu’ils mènent n’est pas celle à laquelle aspire Alexandra. Elle est habituée à des milieux plus intellectuels où les femmes ne sont pas marginalisées. Depuis qu’elle a débarqué, en 1900, Alexandra assiste à l’installation du protectorat français qui fait de Tunis un grand chantier en pleine effervescence.

Mais elle demeure étrangère à cette ébullition et à l’ambiance bon ton d’une petite notabilité aux manières provinciales. À Tunis, il lui semble dépérir. Elle l’écrira d’ailleurs à son époux une fois arrivée en Inde, où elle côtoie des érudits : « C’est une vraie orgie après le triste désert intellectuel qu’est pour moi Tunis… Ne pouvoir parler à personne d’études, de philosophie… Supplice pénible… »

Elle n’oublie pas pour autant Tunis, se souvient du numéro de Colette « dansant à demi-nue » et d’anecdotes du quotidien. Elle garde surtout la nostalgie des lumières si particulières de la Tunisie. Sur les sommets de l’Himalaya, elle se souvient de la « terre calcinée » qu’elle avait rencontrée lors d’une incursion dans le sud tunisien et algérien, et dont elle est revenue bouleversée par l’exubérance des crépuscules, « les beaux soirs où le soleil sanglant s’étend d’un triomphal manteau de pourpre sur la vieille cité, tandis que du haut des minarets, les muezzins, d’un ton chantant et traînant appellent les fidèles à la prière du soir ». À contre courant de la tendance à l’orientalisme, Alexandra n’est en revanche pas sensible au mysticisme local ni à l’islam.

Souvenirs de Tunisie

Elle écrira aussi des lignes remarquables sur la demeure partagée avec Philippe au 29 rue Abdelwaheb, à Tunis, « une belle grosse maison, avec un patio, un jet d’eau, des arcades, des carreaux de faïence, des murs blancs, des volets bleus, décorée de poteries de Nabeul et de tapis de Kairouan ». Elle chérira particulièrement La Mousmée, la villa dont elle fait, à partir de 1906, une lumineuse thébaïde sous la frondaison des arbres entourés de cannas en fleurs, à La Goulette, où Philippe a amarré L’Hirondelle.

« Quelle bonne chance que nous vivions ainsi en Orient avec une belle maison propice à la méditation, une terrasse blanche que les dieux peuvent venir effleurer de leurs pieds nus sans risque de se heurter aux cheminées », se réjouit-elle. Le souvenir nostalgique de cette « retraite maritime » demeurera longtemps vivace chez Alexandra, qui semble finalement avoir rencontré en Tunisie des lieux plus que des amis.

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