Mondher Ounissi (Ennahdha) : « La Tunisie tend à devenir une Jamahiriya sans pétrole »
Malgré le placement en détention, en avril, de son chef historique, Rached Ghannouchi, le parti islamiste tunisien tiendra son congrès en octobre. Son président par intérim l’assure : Ennahdha a changé et doit s’opposer aux « dérives » du président Kaïs Saïed.
Après l’offensive sur le pouvoir engagée en juillet 2021 par le président Kaïs Saïed, Ennahdha, premier parti représenté au Parlement, a été, au moyen de différentes pressions, mise progressivement à l’écart de la vie politique. Après la dissolution, en 2022, de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), les poursuites judiciaires intentées contre différents dirigeants historiques et membres du bureau exécutif du parti islamo-conservateur ont freiné l’activité du mouvement.
Parmi les motifs invoqués, l’envoi de jeunes vers des foyers de tension et de terrorisme pour l’ancien Premier ministre Ali Larayedh, une atteinte à la sécurité de l’État dans l’affaire Instaligo pour l’ex-ministre de la Justice Noureddine Bhiri, ainsi que pour le président du mouvement, Rached Ghannouchi, arrêté le 17 avril dernier et dont la mise sous écrou s’est accompagnée de la fermeture du siège et des bureaux du parti avec interdiction de tenir des réunions.
Président du parti par intérim, Mondher Ounissi, 56 ans, n’en entend pas moins conduire Ennahdha à son 11e congrès, fin octobre. Originaire de Dahmani (Nord-Ouest), ce médecin, professeur en néphrologie qui a fait carrière dans la santé publique, a connu la prison et la répression politique sous Bourguiba, puis sous Ben Ali, avant de choisir l’exil pour terminer ses études. Pour Jeune Afrique, il fait le point sur la situation politique en Tunisie et sur celle de son parti, dans un contexte d’exclusion et d’hostilité.
Jeune Afrique : Aujourd’hui, où en est Ennahdha ?
Mondher Ounissi : Elle est dans le camp de la résistance et de l’opposition. Elle se ressaisit, revoit ses comptes, fait son bilan, son mea culpa. Une analyse du coup d’État du 25 juillet montre qu’il était dirigé contre Ennahdha. Il ciblait, soit directement soit indirectement, le système en place dont nous étions largement partie prenante. Notre responsabilité est engagée, au moins partiellement, sur les années où nous étions concernés par la conduite des affaires de l’État. Il est évident que toutes les erreurs ne nous incombent pas, mais nous devons assumer la responsabilité des insuffisances et de la mauvaise gestion gouvernementale qui ont conduit au 25-Juillet.
C’est-à-dire ?
Nous n’avons pas été efficaces en ratant plusieurs occasions de rectifier la marche du gouvernement de Hichem Mechichi. Nous avions envisagé d’engager un retrait de confiance par le Parlement en 2021. Selon la Constitution, les décisions seraient alors revenues au président de la République, et c’était justement ce qu’il voulait. La discorde entre le Parlement et le gouvernement était totale. La situation était complètement inédite, avec une coalition gouvernementale, une coalition parlementaire, une absence – ou plutôt une opposition – du président, qui se montrait hostile au gouvernement, aux partis politiques, au Parlement… Avec le recul, il apparaît que le président préparait ce coup de force depuis son arrivée aux affaires. Au gouvernement, à l’époque, nous n’avons pas été assez vigilants pour évaluer la gravité d’une éventualité qu’on pensait inimaginable.
Vous dressez un bilan du dernier mandat, de 2019 à 2021. Mais dans l’opinion, beaucoup imputent à Ennahdha les errements de ce qu’on appelle la « décennie noire »…
L’emploi de l’expression « décennie noire » pour désigner les années post-révolution n’est pas approprié et est même insultante pour les Tunisiens, qui ont œuvré pour la démocratie qu’ils ont rendue effective. Ce terme est d’usage pour décrire la tragédie qu’a vécue l’Algérie dans les années 1990.
Jeter le bébé avec l’eau du bain serait trop désinvolte au regard de ce qui a été réalisé par le peuple. Une Constitution démocratique, des institutions et des libertés collectives, individuelles et d’expression, tels sont les acquis de cette fameuse décennie. Personne, ni politiques, ni journalistes, ni blogueurs, n‘était poursuivi ou arrêté pour ses opinions, qui n’étaient pas un délit. Le président de la République lui-même a profité de ce système puisqu’il lui a permis d’être élu démocratiquement au suffrage universel.
De toute évidence, cela a été insuffisant…
Ces avancées fondatrices n’ont pas été suivies du sursaut économique et social nécessaire pour ancrer définitivement la démocratie. Tous ceux qui étaient concernés par la gouvernance, au moins en termes d’évaluation, y compris les partis et le syndicat de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), le président de la République et même nos partenaires internationaux n’ont pas aidé le pays à surmonter ces difficultés. Les souffrances du peuple et la pandémie ont créé un terrain propice au populisme, dont celui du président de la République, qui a opéré son passage en force avec le soutien d’une frange importante du peuple ce fameux 25 juillet.
Ennahdha travaille-t-elle à la révision de sa gouvernance ?
Les débats internes se déroulent depuis un moment et nous nous acheminons vers un congrès en octobre prochain qui permettra de préciser l’évolution du parti. Ce 11e congrès a été reporté quatre fois en raison des différentes contraintes déjà évoquées, mais sa tenue est une nécessité interne et externe. Ce sera l’occasion d’amorcer une renaissance d’Ennahdha, dont le nom en arabe signifie « renaissance ». Nous avons besoin d’échanger des idées, de revoir nos positions, de faire un bilan et de formuler de nouvelles propositions. Tout parti évolue ainsi, surtout qu’Ennahdha a plus de 40 ans. Quatre décennies durant lesquelles elle a franchi plusieurs étapes.
Ce congrès n’est-il pas celui de la relève, celui d’un changement de génération ?
Nous ne renions pas les fondateurs, mais Ennahdha a tiré les enseignements de ses erreurs, et il est important de le signifier pour déterminer ce qui est important aujourd’hui et remettre les choses en perspective. Trop d’amalgames ont été faits, trop d’accusations ont été portées, nous souhaitons éclaircir tout cela. Ennahdha vit une métamorphose difficile, surtout qu’au départ elle était axée sur une doctrine islamiste. Elle a subi la répression, a connu des traversées du désert, une succession de malheurs, la prison et a eu des martyrs. Ces années de plomb sous Ben Ali ont laissé des traces, mais à quoi bon ressasser le passé ? Le parti doit avancer et ouvrir de nouveaux chapitres.
La doctrine du mouvement est-elle toujours celle de l’islam politique ?
La question a été évacuée depuis le dernier congrès. Ennahdha est un parti politique tunisien sans rapport avec un dogme, en usage sous d’autres cieux et étranger à la Tunisie, si bien que l’évoquer pour la Tunisie ne fait pas sens. L’ADN d’Ennahdha est sa tunisianité et tout ce qu’elle signifie ou comporte. Nous sommes des musulmans démocrates et des musulmans tunisiens, c’est tout. Nous ne sommes pas déconnectés de ce que vivent et ressentent les Tunisiens, au contraire. Nous partageons les mêmes préoccupations et vivons les mêmes contraintes. Nous sommes des Tunisiens comme les autres et c’est ce qui participe à légitimer notre évolution.
Certains Tunisiens continuent pourtant de rejeter Ennahdha…
Nous savons qu’il y a une frange de la population qui nous hait, il nous faut l’admettre et poursuivre le travail sur nous-mêmes, sans perdre de vue la démocratie à laquelle les Tunisiens aspirent. Cette démocratie suppose un changement de gouvernance, une alternance. C’est dans cette perspective que ce congrès doit être celui du passage de relais entre l’ancienne et la nouvelle génération, laquelle a évolué dans un autre contexte que les fondateurs du parti. Elle a vécu en Tunisie, a été à l’école bourguibienne, elle n’est pas dans le règlement de comptes ni avec les destouriens, ni avec ceux qui ne l’apprécient pas et encore moins avec les Tunisiens, dont elle est l’émanation.
Par delà nos différences, nous sommes un seul peuple, et il ne saurait être question d’exclure les uns ou les autres ou de diviser les Tunisiens. La diversité doit être respectée, ni Ennahdha ni d’autres ne peuvent progresser seuls. C’est un principe de réalité. Le Tunisien, quel qu’il soit, veut vivre en paix, mais cela ne semble pas avoir été compris par le président.
Mais la situation actuelle d’Ennahdha est-elle compatible avec une activité politique ?
Nous attendons de récupérer nos locaux. Le siège est sous séquestre pour perquisition depuis plusieurs mois dans le cadre des poursuites intentées au cheikh Rached Ghannouchi. La perquisition est finie depuis le 22 juin, mais, deux mois après, nous n’avons toujours pas accès à ces locaux. Parallèlement, le ministre de l’Intérieur a interdit toutes les réunions dans les locaux du parti. De facto, c’est une interdiction maquillée. Le gel de l’activité des partis est du ressort de la justice, or aucune décision de cette nature n’a été prise à l’encontre d’Ennahdha. Le problème est politique, la volonté de mettre à l’écart les partis est manifeste.
Malgré ces obstacles, le parti existe et travaille sur le plan politique et social : le bureau exécutif et le Conseil de la choura, les bureaux régionaux, locaux sont actifs et se réunissent régulièrement, voire quotidiennement pour certains. Nos relations avec nos militants sont affirmées, nous sommes tous conscients que le temps est venu d’être courageux, d’assumer, de prendre du recul et de formuler une nouvelle offre politique, économique et sociale. Comme tous les partis, nous serons présents aux élections. Si les Tunisiens nous acceptent, tant mieux, autrement nous serons dans l’opposition légale.
Quel regard portez-vous sur le processus du 25-Juillet ?
Le processus du 25-Juillet est essoufflé, il a causé beaucoup de dommages car il est illogique et ne correspond pas aux attentes réelles des Tunisiens. Toutes les nations progressent, la Tunisie recule et tend vers le modèle archaïque d’une Jamahiriya sans pétrole. Le monde avance avec la mondialisation, la technologie, et nous revenons à l’ère des tribus. Les Tunisiens ont été divisés. On a incarcéré des dirigeants politiques pour des affaires non étayées sans même les avoir écoutés et sans tenir compte de leur âge ou de leur état de santé. Les doléances sont encore nombreuses…
À savoir ?
La Tunisie est isolée : premier pays au monde à avoir aboli l’esclavage, elle est considérée comme raciste. Quelle ironie ! Les migrants n’ont pas commis de crime, il est indigne de ne pas les traiter de manière humaine. Nous nous sommes coupés de l’international et nous ne nous sommes pas faits d’amis, au contraire, nous en avons perdu. Au lieu de répondre aux demandes des Tunisiens en matière d’emploi, de santé, d’éducation, de transport, de sécurité alimentaire, on se focalise sur des complots présumés, des « traîtres », des politiciens, et on installe un pouvoir de plus en plus personnel, centré sur une personne. La situation est surréaliste : le pays subit une destruction systématique, qui a commencé par l’ancien Parlement, les institutions constitutionnelles, pour finalement installer un Parlement élu avec seulement 11,3 % des suffrages.
Tout cela pour quoi ? Qu’est ce qui a été fait ? Qu’avons-nous accompli de concret ? Les dommages sont évidents. Avec des dirigeants qui n’accordent aucune importance au travail, qu’allons nous faire maintenant ? Au lieu d’inciter les Tunisiens à travailler, de pacifier le contexte, de donner de l’espoir, on a insufflé la peur et la crainte de manquer de nourriture, de médicaments, de l’essentiel avec des infrastructures défaillantes.
Que suggérez-vous ?
Depuis qu’une nouvelle direction est aux commandes d’Ennahdha, nous avons proposé d’avancer ensemble via un dialogue national inclusif. Mais comment travailler avec quelqu’un qui refuse d’avancer avec qui que ce soit ? Pourquoi refuse-t-il d’être le premier des Tunisiens, le président de tous ? Il n’est que celui d’une frange de la population : les autres sont les ennemis, les malveillants et les malfaisants qu’il diabolise. Il se rendra peut-être compte de son erreur. Il faut l’espérer.
Ennahdha risque-t-elle de se scinder en plusieurs partis ?
Je ne le pense pas, nous sommes dans la solidarité pour un renouveau.
Quels sont vos rapports avec les autres partis ?
Nous appartenons à l’opposition, comme membres du Front du salut national (FSN) et échangeons avec de nombreux partis. Et force est de constater que le seul parti qui continue à soutenir le président est le Mouvement Echaab. Au départ, nous étions seuls, aujourd’hui c’est le président qui l’est.
Le président Kaïs Saïed a-t-il un problème avec Ennahdha ou avec Rached Ghannouchi ?
Il a un problème avec la Tunisie.
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