En Tunisie, une rentrée avec ou sans étudiants subsahariens ?

À moins de deux semaines de la rentrée, les établissements d’enseignement supérieur confirment une baisse notable des inscriptions d’étudiants subsahariens. Les inquiétudes nées des déclarations de Kaïs Saïed et les violences contre les migrants ont laissé des traces.

Des étudiants subsahariens devant l’École supérieure privée d’ingénierie et des technologies (Esprit), à Tunis, le 13 mars 2023. © FETHI BELAID/AFP

Publié le 30 août 2023 Lecture : 5 minutes.

Dans les quartiers de Montplaisir ou de l’avenue Mohammed-V, où se trouvent plusieurs universités privées, l’activité est plus intense : la rentrée universitaire est programmée pour le 12 septembre, et, d’ores et déjà, les étudiants subsahariens sont beaucoup moins nombreux que les années précédentes.

Ce matin, Christian, un étudiant camerounais en troisième année d’ingéniorat, cornaque un nouveau venu qui doit collecter les documents nécessaire pour obtenir le sésame des sésames pour un étranger en Tunisie : la carte de séjour. « Le parcours du combattant n’a pas changé malgré les recommandations du président de la République », précise le « vétéran » des démarches administratives. Une appréhension que partage l’universitaire et édupreneur Kaïs Mabrouk : « L’enthousiasme de nouveaux visages provenant de ces mêmes régions est palpable, mais ils portent aussi le fardeau du doute quant aux possibles obstacles imprévus qui pourraient surgir. »

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Six mois après que le président tunisien, Kaïs Saïed, a fustigé les « hordes de migrants clandestins » – souscrivant qui plus est à la théorie conspirationniste du « grand remplacement » –, la rentrée universitaire pour des étudiants venus essentiellement d’Afrique de l’Ouest s’annonce en demi-teinte.

Des parents échaudés

Les responsables des établissements supérieurs privés sont unanimes à constater une baisse du nombre d’inscrits : -30 % en moyenne, et même « -70 % » à l’Université Ibn-Khaldoun (UIK), selon Asma Fredj, sa chargée de la communication et des relations internationales, qui impute également ce recul à l’annulation par le Gabon, sans préavis, du partenariat concernant les étudiants boursiers avec les université privées.

Les établissements n’ont pourtant pas ménagé leurs efforts. Ils ont pris les devants en multipliant la prospection sur le terrain, mais tous ont été confrontés à des parents récalcitrants craignant pour la sécurité de leurs enfants. « Dans certains pays comme le Cameroun ou la Côte d’Ivoire, on peut être bachelier à 16 ans. On peut comprendre que les parents hésitent après avoir suivi certains reportages », explique Salah Bousbia, directeur des relations internationales à l’École supérieure privée d’ingénierie et des technologies (Esprit), qui déplore la campagne médiatique outrancière et certains de ses débordements au nom du buzz, et estime que « la réussite de cette rentrée universitaire est un gage pour l’avenir ».

Méconnaissance de l’Afrique

Un objectif que rejoint Radhouane Kouki, directeur des études et secrétaire général à l’Institut d’administration des entreprises (IAE) de Tunis, une école universitaire privée de finance et de management, qui a effectué une longue prospection durant laquelle il a constaté qu’un système d’enseignement convaincant et une légère avance sur le Maroc ne suffisaient plus à rassurer les parents. Mais il apprécie la confiance de la Guinée, qui a maintenu son accord concernant les boursiers. Il déplore d’autant plus une forme de méconnaissance de l’Afrique en Tunisie.

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« Les pays africains font aussi face aux migrants clandestins et abordent la question autrement », précise-t-il en regrettant qu’un secteur apolitique soit impacté par la politique. La différence d’approche qu’il constate serait source de malentendu et entretiendrait la suspicion africaine à l’égard de la Tunisie. Son établissement a enregistré 30 % de non-réinscrits et, à fin août, une baisse de 20 % des inscriptions, qui ne sont pas encore closes. Les semaines à venir vont compter pour modifier la tendance, mais comme d’autres opérateurs économiques tunisiens, il souhaite une présence diplomatique tunisienne plus soutenue en Afrique, mais également de meilleures dessertes aériennes.

L’absence de vols réguliers a ainsi contraint, début mars, les autorités guinéennes à affréter un avion pour rapatrier 49 de leurs ressortissants, dont l’un des fils du ministre des Affaires étrangères, Morissanda Kouyaté, qui accompagnait en personne ce premier vol. Une situation anecdotique qui n’en dit pas moins les inquiétudes et les tensions qu’a suscitées Kaïs Saïed. « Certaines choses ne doivent pas être dites : si elles le sont, c’est déjà trop tard pour les rattraper », énonce avec fatalisme une étudiante ivoirienne qui a raté ses examens « à force d’avoir peur ».

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La crise est sévère, mais l’enseignement supérieur privé avait déjà connu un creux de la vague en 2016 avec 4 600 Subsahariens inscrits, contre 12 000 en 2010, pour revenir à 8 200 en 2021. Ce désamour avait été imputé à la concurrence des établissements marocains, mais aussi aux lenteurs administratives tunisiennes qui pouvaient faire d’un étudiant régulièrement inscrit un sans-papiers, faute de délivrance de documents dans les délais impartis.

Augmentation des bourses octroyées par la Tunisie

Sur ce dernier point au moins, Malek Kochlef, directeur de la coopération internationale au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique, est optimiste. Les mesures stratégiques prises par le gouvernement – notamment l’augmentation de 25 % du quota des bourses octroyées par la Tunisie aux ressortissants d’une quarantaine de pays africains partenaires – devraient améliorer les choses.

« Malgré une situation économique parfois délicate, la Tunisie ne déroge pas à ses fondamentaux d’aide publique au développement », commente Malek Kochlef. Selon lui, la mise en place d’une agence pour les étudiants internationaux, opérant comme un guichet unique, permettra de traiter avec plus de célérité les différents problèmes administratifs auxquels ils sont confrontés, mais aussi de mieux communiquer sur la destination dont le niveau d’enseignement est reconnu. Depuis deux ans, un programme spécifique culturel et sportif contribue à l’intégration des étudiants étrangers.

Des efforts sont accomplis, mais sont-ils perçus comme tels ? Les universités privées ont conscience que leur secteur est fragilisé et qu’il va falloir retisser des relations qui avaient été patiemment établies depuis les indépendances. « Nous sommes, à notre manière, des ambassadeurs de la Tunisie, mais nos moyens sont limités », précise un responsable d’un établissement international. En local, tous les établissements privés déploient leur réseau pour encadrer et accompagner les étudiants subsahariens.

« Les associations, même si elles semblent communautaires et créées en fonction du pays d’origine, sont très actives et facilitent l’installation des nouveaux arrivants », commente une responsable de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Il est indéniable que les actions mises en place pour familiariser un jeune étranger avec un contexte tunisien très différent de celui des pays d’origine sont importantes, mais « difficile de convaincre de l’absence de racisme », dit Christian, qui ajoute : « Nous aussi nous avons nos racistes et nos populistes. »

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