À Tripoli, une si longue histoire de milices
Scène ubuesque cet été en plein centre-ville : dans la quiétude estivale, au milieu des passants, des milices rivales font le coup de feu. Ces règlements de compte fréquents s’inscrivent dans l’histoire d’une capitale au passé violent et à l’instabilité chronique.
Tout d’abord une précision linguistique s’impose : Tripoli en arabe standard se dénomme Trablus al-gharb (La Tripoli occidentale). La géographie arabe évite ainsi la confusion avec la Tripoli libanaise. Ensuite Tripoli, littéralement « les trois polis (villes) » en grec, est aujourd’hui partagée en quatre. Quatre quartiers pour autant de milices qui donnent de la voix en se combattant l’une l’autre.
Dernier événement en date, le 14 août 2023. Le colonel Mahmoud Hamza, commandant de la Brigade 444 est arrêté par ses adversaires des Forces d’Al-Radaa. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le pichet. Dès lors, pas de quartier : dans les rues de Tripoli, c’est à l’arme lourde qu’on en découd. Bilan officiel, 55 morts et 146 blessés. La population civile n’est évidemment pas épargnée et les dommages collatéraux font presque partie du jeu.
Les milices n’en sont pas à leur coup d’essai : il y a un an déjà, en août 2022, six hôpitaux avaient été touchés par les tirs de miliciens déchaînés. Depuis 2011 même, la liste des accrochages ne cesse de s’allonger. Devant cette escalade de violence, le Premier ministre libyen Abdulhamid Dabaiba, le Premier ministre du gouvernement d’union nationale reconnu par l’ONU, a donc décidé de hausser le ton. Mais il semble prêcher dans le désert. Certes un cessez-le feu a été proclamé mais pour combien de temps encore ? Qui sont ces milices tripolitaines qui ne cessent de mettre la Libye à la Une des journaux ?
Vide à combler
Elles sont assurément les filles du Printemps arabe de 2011. Au lendemain de la chute de Kadhafi, Tripoli comptait quelque 250 000 miliciens selon les chiffres du CNT (Comité national de transition). Répartis dans les différents quartiers de la capitale, ils forment des gangs qui, financer leur armement, s’adonnent à tous types de trafic : drogue, alcool, tabac voire, dernièrement, êtres humains.En 2013, le Haut Comité de Sécurité est chargé d’intégrer ces milices dans les forces de l’ordre, une initiative à moitié couronnée de succès. Aujourd’hui, elles continuent d’agir à leur guise.
Pourquoi est-ce si difficile de venir à bout de cette insécurité constitutive de la capitale libyenne ? On peut répondre en mettant en avant l’absence de société civile dans le pays. Il n’y a jamais eu d’opposition politique sous Kadhafi, le guide de la Révolution privilégiant un système de non-État construit autour du schéma du « leader et de son peuple ». Dit autrement, tous les corps constitués sont voués aux gémonies.
Or Kadhafi ne fait qu’hériter d’une Libye déjà apolitique : sous la monarchie d’Idriss, c’est le nassérisme qui a le vent en poupe. Une idéologie née dans l’Égypte putschiste qui dérange forcément le roi Idriss as-Senoussi. Entre 1962 et 1964, le roi libyen interdit toute activité politique, purge l’armée de ces éléments nassériens ou baasistes. Par conséquent, en 2011, la Libye vit dans une terra nullius politique que vont justement combler les milices. Sauf qu’elles utilisent leurs armes et non, le débat démocratique.
Bouc émissaire
Aujourd’hui, quatre formations miliciennes (Ghneiwa, Nawasi, Force Al-Radaa et la Brigade 444) font la pluie et le beau temps dans la capitale. Elles forment un cartel censé apporter un soutien sécuritaire aux autorités. Ainsi la Force Al-Radaa fait office de force de police dans le centre et l’Est. La Brigade 444, elle, a pour bastion la banlieue sud avec l’aéroport international.
Cette situation hautement volatile aurait été impensable sous Kadhafi, même si tout n’était pas rose du temps de la Jamahiriya. Dans les années 1980, la capitale a vécu des expériences douloureuses : au début de la décennie, Kadhafi s’en prend d’abord au commerce privé. Deux tiers des boutiquiers de la médina tripolitaine mettent la clé sous la porte. Pour ne rien arranger, de 1981 à 1985, la manne pétrolière dégringole de 20 à 5 milliards de dollars, c’est la fin de l’état de grâce. En 1984, un putsch raté déclenche une répression meurtrière. En août 1986, les Américains bombardent Tripoli, les dommages collatéraux sont lourds. En 1988, la Jamahiriya lève enfin l’interdiction du négoce privé. Conséquence : tout un quartier dédié à la contrebande avec l’Égypte, Malte et la Tunisie se développe à Tripoli autour de la gare routière.
Autre lieu qui pèse lourdement dans la conscience collective tripolitaine : la prison d’Abou Salim. Théâtre des exactions des tortionnaires du régime de Kadhafi, plus d’un millier de prisonniers y sont passés au fil de l’épée après le second coup d’État avorté, en 1996 et en moins de deux jours.
Tripoli n’a pas attendu le Printemps arabe pour vivre dans une violence omniprésente qui n’a eu de cesse de préparer le terrain à une privatisation de la guerre urbaine. De tout temps, elle a attisé les convoitises, italiennes surtout. Au Moyen-Âge déjà, la cité constitue un centre de piraterie maritime et abrite un marché aux esclaves. Au XIVe siècle, les Gênois s’en emparent et imposent à ses édiles un lourd tribut et la livraison de milliers d’esclaves. Un siècle plus tard, en 1510, autre épisode sanglant : la reconquista espagnole bat son plein, Tripoli tombe aux mains de Don Pedro Navarro. Ce dernier dit qu’il a fait « 6 000 captifs à Tripoli les jours suivant l’assaut. De quoi alimenter les marchés d’esclaves pendant des mois », affirme l’historien Bernard Doumerc.
Témoin de cette page d’histoire : le musée As-Saraya al-Hamra, sur les hauteurs de la ville, n’est autre que l’ancien château bâti par le conquérant ibérique. Le XVIe siècle est également celui de la conquête ottomane. C’est en 1551 que la ville tombe dans l’escarcelle de Sinan Pacha. Autre trace mémorielle à Tripoli : celle de la mosquée Sidi Darghut érigée par les Turcs vers 1560.
D’un occupant à l’autre
Deux siècles plus tard, autre revirement historique. Nous sommes en 1711, Ahmed Caramanli s’empare de la ville et se fait nommer bey. La dynastie qu’il fonde règne jusqu’en 1835, façonnant la médina de son empreinte urbanistique actuelle. La mosquée Ahmed Pacha, dans la vieille ville, en est le vestige le plus glorieux. Pendant tout ce temps, la course barbaresque et la traite des esclaves continuent : simple hasard ou déterminisme historique ?
Cent ans avant le soulèvement contre Kadhafi, en octobre 1911, les Italiens bombardent Tripoli. Une fois débarqués, ils l’isolent du reste de la Tripolitaine par une ligne fortifiée émaillée de blockhaus. La réaction arabo-turque est virulente. Aux portes de la ville la bataille de Shar al-Shatt (Sciara-sciat en italien) est une hécatombe. Les Italiens sont décimés, la capitale baigne dans le sang. Les sources parlent de 180 000 Libyens tués ou exilés. Ce sont les Tripolitains qui paient le plus lourd tribut et, démographiquement, la ville mettra du temps à s’en relever.
La Seconde guerre mondiale n’épargne pas non plus la capitale, les installations portuaires étant détruites par les forces de l’Axe. En 1957, les Italiens plient bagage. À l’instar des autres envahisseurs, ils laissent leur empreinte mémorielle. Les Libyens, désormais indépendants démontent le monument aux morts italiens et rebaptisent la Piazza Italia en Place verte, puis en Place des martyrs. Cette esplanade, au centre de la capitale, devient un lieu de mémoire polyvalent, sorte de caisse de résonance du régime en place. Mémoire de la colonisation, puis mémoire de la Jamahiriya. Elle a vu défiler la propagande fasciste, les discours fleuves de Kadhafi et enfin, le cri de ralliement du Printemps arabe, Erhal [Dégage !]. Aujourd’hui, ce sont les kalashnikovs qui y donnent de la voix.
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