Henri Gustave Jossot, un anarchiste anticolonialiste à Tunis

Fuyant le carcan étouffant d’une Europe coloniale et conservatrice, converti à l’islam, le peintre aux convictions libertaires n’a cessé de chercher la liberté et l’indépendance, sans jamais les trouver vraiment.

Henri Gustave Jossot. © Montage JA; DR

Publié le 10 septembre 2023 Lecture : 6 minutes.

LE RÊVE MAGHRÉBIN DES AVENTURIERS EUROPÉENS (4/4) – Avec sa barbe soignée et sa redingote, Henri Gustave Jossot a fière allure quand il sort du palais Cohen, où va se tenir le salon tunisien de 1912. Depuis son premier séjour à Tunis, la ville a bien changé et a maintenant une allure de cité provinciale cossue, ce qui n’est pas trop à son goût. Il salue, sur l’avenue de Paris, Henri Leca-Beuque, critique d’art et professeur de dessin du lycée de garçons de Tunis, qui appréciera les tableaux exposés par ce nouveau venu.

Mais soudain, sur l’avenue Jules Ferry, Gustave s’agite, avance encore, marmonne et gesticule. Plus cet homme de 46 ans approche du théâtre, de l’ambassade de France et de la cathédrale, plus il peine à contenir ses signes d’énervement. Le triptyque urbain que composent ces trois bâtiments, pièce maîtresse dans l’aménagement des nouveaux quartiers de Tunis, représente des facettes du pouvoir du colonisateur que Gustave exècre, rejette et dénonce. Il en veut particulièrement à la cathédrale, qu’il trouve bien laide, à l’image de la bourgeoisie bigote que cet anarchiste fustige.

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Peu disposé à se taire, il écrira des textes faisant un parallèle entre ce lieu de culte étouffant, sans mystique, et une religion normée par l’Église. Mais Jossot n’avait pas choisi de s’installer en Tunisie pour faire dans la controverse. Caricaturiste pour le magazine satirique L’Assiette au beurre, célèbre pour son trait à la fois mordant et son engagement en faveur de la laïcité, il s’est éloigné de Paris pour trouver la paix.

La disparition d’Irma, sa fille décédée à 12 ans d’une méningite foudroyante, a été une terrible douleur. Le libertaire, qui a déjà perdu père et mère, est réfractaire à une société consensuelle. À Paris, plus rien ne le retient. Avec sa femme, une lingère qu’il a épousée contre l’avis de ses parents, mais qui le comprend, il pensait mettre une mer entre lui et tout un système qui le révolte.

Il en retrouve pourtant les représentants dès son arrivée à Tunis, le 7 novembre 1911. Il a déjà séjourné dans le pays mais ce jour-là, il est témoin des événements du Djellaz qui ont dégénéré en violents affrontements entre communautés italienne, musulmane et française. Une série de malentendus ont fait croire que la municipalité allait faire immatriculer le terrain du cimetière du Djellaz, un bien religieux musulman ne pouvant être concédé. Les forces de l’ordre empêchent les protestataires d’entrer dans le cimetière.

La révolte de 1911

La manifestation tourne à l’émeute. Une balle, peut-être tirée par un Italien, tue le jeune Rabah Degla. Aussitôt, une révolte embrase Tunis et ses faubourgs. Bilan : de nombreux morts et diverses condamnations, dont sept peines capitales qui seront exécutées sur la place publique.

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Jossot se réfugie à Sidi Bou Saïd avec sa femme et sa nièce Marie, qu’il adopte. Ce village singulier par sa dimension mystique a aussi séduit le baron Rodolphe d’Erlanger, fils de banquier, musicologue, artiste-peintre, qui en préservera l’authenticité par des mesures communales.

La réalité coloniale révulse Gustave tout comme la présence d’une Église qui demande de croire et de reproduire des gestes sans comprendre. Cette double révolte, puis des rencontres vont conforter le cheminement spirituel de celui qui deviendra Abdelkrim, littéralement « l’esclave du généreux ». Une conversion qu’il doit notamment à l’amitié du fils du commandant Mader, Mohammed Bel Hadj Abderrahmane, écrivain et chroniqueur qui signe Chemseddine dans La Dépêche tunisienne et qui s’est lui-même converti, comme son père.

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Il lui enseignera les préceptes de l’islam, lui démontrera les fondements des textes coraniques et le convaincra de porter le burnous. Un bref séjour, mais dense en échanges, auprès des frères Hassen et Ali Abdelwaheb, deux intellectuels versés dans les traditions et ouverts à la modernité, achèvera de convaincre Jossot qu’il a trouvé une voie spirituelle conforme à ses aspirations. Au bord de la mer, à Hammamet (Est), il prononcera, en 1913, sa profession de foi. Comme si ce lieu tout en lumière le faisait s’ouvrir au divin.

Jossot rendra publique sa conversion dans un texte qui fera grand bruit, « Ma conversion à l’islam ». L’illustrateur, qui ne fera plus de caricatures, ne représente dès lors plus le vivant pour se conformer à un islam iconoclaste et devient un excellent peintre paysager, qui sera exposé dans les salons annuels de Tunis. Malgré ce virage notable dans sa démarche artistique, il abandonnera quelques années ses pinceaux pour la plume, affrontant une levée de boucliers qui le confortera dans sa marginalité.

Réactions hostiles

Sa conversion lui vaut des réactions hostiles : cette démarche est si singulière pour l’époque qu’elle en devient symbolique et est perçue comme une victoire des indigènes sur les colons. Surtout que Jossot entérine la rupture par une provocation lancée au microcosme colonial, de Tunis et d’ailleurs, clamant : « Je suis musulman par mon mépris des agités d’Occident et par mon dégoût de leur bestialité, de leur cannibalisme : je rougis d’appartenir à cette race de “sauvages blancs”. »

Pour Jossot, la récupération politique et la polémique signifient que sa conversion n’est pas attaquable autrement. Cela ne déplaît pas à Abdelkrim, qui n’évincera jamais un Gustave, son autre, toujours porteurs d’interrogations. Il écrira beaucoup à ce sujet et entamera un échange prolifique, notamment avec son ami le docteur Philippe Grenier et Étienne Dinet, peintre orientaliste entré lui aussi en islam et installé dans l’oasis de Bou Saâda, en Algérie. À force d’intransigeance, il aura du mal à entretenir ses amitiés – en particulier avec le poète Jehan Rictus –, mais il s’en créera de nouvelles dans le milieu intellectuel tunisois, engagé dans le mouvement réformiste.

Hamouda Skandrani, époux de Marie qui deviendra Meriem, et ses amis, les écrivains Charles et Claire Géniaux, l’introduisent auprès des jeunes nationalistes tunisiens, qui le prennent en sympathie, dont Mustapha Sfar. Son « Opinion libre » publiée dans La Voix du Tunisien, fondée par Chedly Khairallah, ses positions pacifistes durant la guerre de 1914-1918, puis celles en faveur de l’émancipation des musulmanes, qui font écho au combat du syndicaliste et penseur Tahar Haddad, le rendront suspect aux yeux des autorités coloniales mais aussi des Tunisiens, qui rejettent ses propos féministes.

Amer, Jossot écrit avec lucidité : « Je ne suis pas assimilé et pas du tout assimilable. » Lui, qui n’a jamais voulu être d’un bord ou de l’autre, se rebiffe quand on le somme de choisir, alors qu’il ne souhaite qu’être libre de ses opinions et agir en indépendant pour les causes qui lui tiennent à coeur, telles que l’équité sociale ou la dénonciation des méfaits d’un tourisme encore balbutiant.

Initiation et ésotérisme

C’est précisément cette indépendance qui lui plaît dans un islam dépourvu de clergé, qui lui semble affranchi des dogmes. Dans les années 1920, la pratique religieuse classique ne suffit pourtant plus à cet homme avide de réflexion : il entame une approche soufie qui, par son aspect initiatique et ésotérique, répond aux attentes mystique d’un Abdelkrim à la recherche « de plénitude, de sobriété et de sérénité ».

Son voisin sur la colline maraboutique de Sidi Bou Saïd, Muhammad al-Hadi, un fils de Kheireddine Pacha, l’introduit sur « le sentier d’Allah », pour reprendre le titre d’un opuscule qu’il publiera. À sa disparition, il accomplira un voyage initiatique avec Eugène Jaafar Taillard, interprète auprès du Tribunal mixte de Sidi Bou Saïd, et son épouse jusqu’à Mostaganem (Algérie), où il sera introduit auprès de la confrérie de la Alawiyya.

Ce qui pourrait être un accomplissement et un apaisement ne constitue toujours pas une finalité pour Jossot. Errant à force de questions, il abrège sa quête obscure et multiforme en s’éloignant de l’islam sans pour autant renouer avec l’Église. Il écrira : « J’ai eu beau m’allonger de grands coups de pied sur le coccyx, je n’ai pas réussi à croire en elles. »

Revenu de toutes les causes, il se retire peu à peu à Sidi Bou Saïd où il vit dans un grand dénuement après la mort de son épouse, en 1947. Il sera à son tour inhumé, en 1951, à quelques kilomètres de là, au cimetière des oubliés à Dermech, un lieu au nom prédestiné. Le souvenir de Gustave, caricaturiste anarchiste, survivra à celui d’Abdelkrim et de sa quête fiévreuse.

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