Pourquoi l’Égypte et le Soudan ont partie liée

Si les interventions égyptiennes dans la crise soudanaise restent le plus souvent discrètes, Le Caire suit de près l’évolution de la situation chez son voisin du Sud. Un intérêt qui s’explique par les liens anciens et très étroits entre les deux pays.

Le chef de l’État égyptien, Abdel Fattah al-Sissi à dr.), recevant le président de la transition soudanais, Abdel Fattah al-Burhan, à Alamein, le 29 août 2023. © AFP

Publié le 12 septembre 2023 Lecture : 6 minutes.

Avril 2023. Le Soudan glisse dans la guerre civile. Rien de neuf, à vrai dire, sous le soleil cuisant de ce pays au climat tropical sec. C’est le quatrième conflit fratricide depuis l’indépendance. De l’autre côté de la frontière Nord, en Égypte, c’est le branle-bas de combat : accueil des réfugiés, sommet des voisins de Khartoum, visite du chef de l’armée soudanaise, le général Abdel Fattah al-Burhane, accueilli par le président Sissi.

L’armée égyptienne semble également sur les dents : on signale la présence de la Saeka (les forces d’élite égyptiennes) au Soudan et la destruction de plusieurs Mig-29 égyptiens sur le territoire soudanais. Pourquoi Le Caire se retrouve-t-il en première ligne ? Tentative d’explication.

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D’emblée un petit détour par la géographie s’impose. Sur Google Maps, une partie de la frontière entre le Soudan et l’Égypte est en pointillés. Et pour cause. Ils correspondent à deux triangles : Bir Tawil et Halayeb. Ce dernier, hautement stratégique, est en bordure de la mer Rouge.

À l’époque coloniale, un premier tracé frontalier avait été effectué en 1899, puis revu et corrigé en 1902. Halayeb se retrouve alors du côté soudanais. En 1956, Le Caire le revendique et Khartoum fait la sourde oreille. En 1990, l’Égypte finira par envahir manu militari le triangle de Halayeb. Depuis, ce territoire d’environ 20 000 kilomètres carrés est un point de litige entre les deux voisins.

Autre pierre d’achoppement et autre marqueur topographique très fort : le Nil. Avec ses quelque 6 700 kilomètres de longueur, il irrigue l’Égypte et le Soudan. Par le passé, plusieurs discordes sur le débit du fleuve ont opposé les deux pays (le premier accord de partage des eaux remonte à 1929). Mais un troisième acteur, l’Éthiopie, semble aujourd’hui unir leur point de vue. À cela une raison : le grand barrage éthiopien de la Renaissance, en amont, qui va priver l’Égypte de précieuses ressources hydriques. Une pierre d’achoppement encore loin de trouver une issue.

Aux origines, Méhémet Ali

La géographie et l’hydrologie, toutefois, ne sont pas seules en cause. L’histoire aussi éclaire l’actualité. Une précision linguistique d’abord. Le terme Soudan lui-même signifie « les Noirs ». C’est, on le sent, une appellation générique qui renvoie à la zone subsaharienne (Tchad, Niger, Mali). Le pays Soudan est donc à certains égards une invention de l’Égypte contemporaine et renvoie à un homme : Méhémet Ali (1769-1849).

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Cet officier de l’armée ottomane d’origine albanaise arrive en Égypte dans un corps expéditionnaire venu combattre Bonaparte, débarqué près d’Alexandrie en 1798. Habile et ingénieux, il met à profit les troubles qui agitent l’Égypte et, en 1805, il est nommé pacha par la Sublime Porte. Constantinople lui demande de combattre les wahhabites dans le Hedjaz.

Victorieux, il voit plus loin. Pourquoi pas la Syrie historique ? Ce sera chose faite avec son fils Ibrahim Pacha. « Méhémet Ali est un véritable bâtisseur d’empire […] », souligne l’historien Henry Laurens. Sauf que ça n’est pas du goût des puissances européennes. Aussi le gouverneur d’Égypte doit-il faire le deuil de son rêve impérial. Qu’à cela ne tienne, Méhémet Ali jette son dévolu sur le Sud, donc le Soudan.

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Plusieurs raisons motivent cette entreprise coloniale. D’abord, le sous-sol. N’oublions pas que c’est l’or soudanais qui a orné les tombeaux des pharaons et qui a fait, aux Xe et XIe siècles, la fortune des Fatimides. Tout cela, Méhémet Ali ne l’ignore pas.

Ensuite, il veut mettre fin une fois pour toutes à la menace mamelouk, cette dynastie turkmène à la tête de l’Égypte depuis 1517, et qu’il passe au fil de l’épée en 1811. Les rescapés finiront par trouver refuge au Soudan.

Enfin, les Soudanais étant réputés braves au combat, Méhémet Ali souhaite les enrôler dans ses armées. « Les Égyptiens inventent ainsi le Soudan […] et fondent la capitale de leur conquête, Khartoum. La présence égyptienne se traduit […] par la construction de fortins, comme celui bien connu de Fachoda », explique l’historienne Anne-Claire de Gayffier-Bonneville.

Bien sûr, la présence égyptienne ne plaît pas du tout aux Soudanais. D’autant qu’il est alors de bon ton, dans la haute société cairote ou alexandrine, de posséder des esclaves en provenance du Soudan. C’est dans ces conditions que Muhammad Ahmad Ibn Abdallah, un mahdi, « guide d’Allah », d’obédience soufie mène le soulèvement contre les Égyptiens. Une insurrection qui va durer de 1882 à 1898. Ses objectifs : refouler les envahisseurs et instaurer un islam rigoriste. D’entrée de jeu, ses troupes vont défaire l’Égypte dans le Kordofan du Sud.

Quand le Royaume-Uni s’en mêle

Après cette déconfiture, les Britanniques, maîtres de l’Égypte depuis 1882, invitent le khédive (titre porté par les gouverneurs ottomans, ou vice-rois, en Égypte à partir de 1867) à évacuer définitivement le Soudan. Fin de non-recevoir de la part de la monarchie égyptienne. Qui joue son prestige.

Les Anglais vont également payer le prix fort. En janvier 1885, Khartoum est prise et le général Gordon tué. Onze ans plus tard, en 1896, face à la convoitise des Belges (depuis le Congo) et des Français (à Fachoda) sur le Nil, Londres siffle la fin de la récréation. Le général Kitchener écrase les forces mahdistes à la bataille de Karari. En 1899, le Soudan devient de jure un condominium égypto-britannique.

Le Soudan est dès lors géré par un gouverneur général britannique. Le haut-fonctionnaire est choisi par Londres, puis nommé par Le Caire. Les Anglais refaçonnent le Soudan : on met en place un Equatorial Corps pour remplacer progressivement les troupes égyptiennes et une southern policy où, de facto, l’on voit se dessiner l’image des deux Soudans actuels. Un Soudan du Nord musulman et un Soudan méridional chrétien. Ainsi Londres « déségyptianise-t-il » au fur et à mesure le Soudan.

En 1919, l’Europe panse les plaies de la Grande Guerre quand l’Égypte se révolte. Une cohésion nationale et nationaliste sans faille qui fait vaciller trois ans plus tard le Royaume-Uni, qui accorde, sous condition et unilatéralement, l’indépendance. Mais quid du Soudan ? Le nationalisme égyptien y trouve un écho favorable. À Khartoum, on manifeste pour s’unir à l’Égypte. Mais les Anglais jouent à fond la carte du divide et impera, si bien que les Soudanais se trouvent partagés entre pro et anti-égyptiens. Et il faudra attendre le lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour que le désir d’émancipation des pays africains se manifeste également au Soudan.

Les partis indépendantistes (le Parti unioniste et le Parti libéral) prônent alors, chacun à sa façon, une union avec le voisin arabe du Nord. Les événements s’accélèrent : en 1950, le roi Farouk, attaché à l’idée d’un royaume d’Égypte et du Soudan, fait voter une nouvelle Constitution qui acte l’idée. Mais trois ans plus tard, la monarchie égyptienne, renversée par le pronunciamiento des officiers libres, n’est plus qu’un mauvais souvenir. Et, avec la République, le discours change.

Vers l’indépendance… et l’islamisme

Nasser, pour des raisons géopolitiques, pousse vers une union égypto-soudanaise. Les pourparlers capotent et, le 1er janvier 1956, un nouveau pays, le Soudan, rejoint la communauté des nations. Il intègre la même année la Ligue arabe, installée au Caire. Entre les deux voisins, la coopération est dense. Premier acte, en 1959, avec la signature d’un accord entre Nasser et le général Abboud sur le partage des eaux du Nil. En 1982, les deux pays mettent sur la table un projet de fédération. Sans lendemain, mais le projet montre bien que leur passé commun est toujours… présent.

Au Soudan, l’islamisation à outrance finit par virer à l’islamisme radical. La charia est appliquée. Oussama Ben Laden y trouvera refuge. Le ver est dans le fruit. Pour Le Caire, le voisin du Sud se transforme en une bombe islamiste à retardement. C’est du Soudan que vient le commando intégriste qui tente d’assassiner le président Hosni Moubarak en 1995. C’est via le Soudan que s’infiltrent également les moudjahidine de retour d’Afghanistan. Aussi les deux pays sont-ils à couteaux tirés dans les années 1990. La situation s’apaise à nouveau en 2004, avec l’Accord des quatre libertés conclu entre les présidents Moubarak et Omar el-Béchir. Aujourd’hui encore, l’intitulé définit bien la relation : entre les contraintes d’un mariage et celle d’une union libre, les deux pays ont bien opté pour le concubinage.

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