© Montage JA; Photo12/Ann Ronan Picture Library via AFP
© Montage JA; Photo12/Ann Ronan Picture Library via AFP

La révolte de l’Amistad : une étape clé dans l’histoire de l’émancipation aux États-Unis

Popularisée par Steven Spielberg, cette mutinerie qui mena à l’émancipation des captifs est l’une des plus connues du grand public. Mais que sait-on vraiment de cette révolte qui polarisa les États-Unis au point de marquer une étape déterminante dans la lutte abolitionniste ?
eva sauphie

Publié le 27 octobre 2023 Lecture : 6 minutes.

JAD20231019-CM-Serie-RevoltesEsclaves-INTRO-SansCartouche INTRO
Serie Revoltes des esclaves
© Montage JA; Photo12/Alamy/Science History Images; De Agostini/Leemage; Wikipedia
Issu de la série

Non, les esclaves n’étaient pas des victimes passives !

À l’occasion de l’exposition de Raphaël Barontini au Panthéon, Jeune Afrique vous propose une série historique sur les plus importantes révoltes d’esclaves à travers le monde depuis le IXe siècle.

Sommaire

LES GRANDES RÉVOLTES D’ESCLAVES (8/8) – Lomboko, sur les côtes de Gallinas, actuel Sierra Leone. C’est ici que l’histoire des rebelles de l’Amistad commence, au milieu du XIXe siècle. Dans cette forteresse contrôlée par l’esclavagiste espagnol Pedro Blanco, une quarantaine d’hommes furent parqués dans des barracoons avec la complicité active du roi Siaka, avant d’être expédiés vers l’Europe.

Aujourd’hui, dans les villages alentour, il se dit même que certains captifs avaient déjà commencé à se rebeller dès leur arrivée dans les baraquements, préférant mourir en guerriers plutôt que d’être mis en esclavage. C’est du moins ce que l’on apprend dans le documentaire réalisé par Tony Buba, Ghosts of Amistad: In the Footsteps of the Rebels (« Les Fantômes de l’Amistad. Sur les traces des rebelles »), tourné en Sierra Leone en 2013 et tiré du livre de l’Américain Marcus Rediker, spécialiste de l’histoire maritime.

la suite après cette publicité

Symbole de la traite illégale

Nous sommes en 1839. Cela fait une trentaine d’années déjà que la traite atlantique a été interdite par le Royaume-Uni. Pourtant, c’est bien sur les flots de la rivière Gallinas – symbole de la traite illégale – que seront capturés ces hommes, transportés d’abord en pirogues avant d’être embarqués sur le Tecora, où sont déjà entassés 500 à 600 esclaves pour rejoindre La Havane, à Cuba. Après deux mois de traversée, les survivants sont débarqués de nuit, à la mi-juin, et de nouveau confinés dans des barracoons. Cinquante-trois d’entre eux sont alors vendus à deux planteurs cubains, José Ruiz et Don Pedro Montes, qui les chargent comme des marchandises à bord d’un autre bateau : La Amistad. Cette goélette commandée par le capitaine Ramón Ferrer prévoit de naviguer quatre jours en direction de la région de Santa María del Puerto del Príncipe pour vendre la main-d’œuvre qu’elle transporte aux propriétaires des plantations sucrières, alors en plein boom.

Mais au cœur de la nuit sans lune du 30 juin au 1er juillet 1839, les prisonniers vont se rebeller, et mener à bien leur mutinerie. D’abord, en tuant le chef cuisinier, véritable tyran qui leur fait croire qu’ils seront mangés à leur arrivée, puis le capitaine. Seuls les deux acheteurs cubains sont épargnés par les rebelles, qui, ne sachant pas naviguer, décident de s’en servir comme boussole pour regagner l’Afrique. Mais les marchands d’esclaves faussent, à dessein, l’itinéraire des rebelles et mettent le cap vers le Nord. La Amistad aboutit alors le long des côtes américaines, jusqu’au Connecticut, où les échos d’une piraterie se font entendre. Les révoltés sont aussitôt arrêtés et enfermés à la prison de New Heaven en attendant que l’on décide de leur sort.

Aux États-Unis, l’esclavage est en cours d’abolition. A peine le pied posé sur le sol américain, les abolitionnistes, journalistes et autres artistes font le pied de grue devant la prison pour tout savoir des rebelles. « Quand la nouvelle est arrivée aux États-Unis, ça a été électrique, relate Marcus Rediker, auteur des Révoltés de l’Amistad, une odyssée atlantique (Seuil, 2015). Tout le monde voulait en savoir plus sur ces gens. Même si les esclavagistes n’étaient pas américains, mais espagnols et cubains, l’histoire a fasciné l’Amérique. Car personne ne pouvait prédire un tel scénario. »

Une lecture du passé teintée de « whitewashing »

Cinqué, Fuli, Kinna, Grabeau, Nazhaulu, Burna, Gnakwoi, Fabanna, Ndzhagnwawni, Kimbo, Tsukama… Si leurs noms et leurs identités sont connus de tous, c’est que l’histoire de ces rebelles africains a polarisé les États-Unis, en particulier les abolitionnistes qui s’emparent de l’affaire jusqu’à la conduire devant la Cour suprême, où ils sont défendus par l’ancien président John Quincy Adams. Au cours du procès, une somme de documents est constituée, qui nourriront plus d’un siècle plus tard le scénario du film de Steven Spielberg, Amistad (1997). « La première attention portée à l’épisode d’Amistad a été celle entourant le procès. Seul son côté juridique a fasciné, faisant passer les abolitionnistes blancs pour les vrais héros de l’histoire », souligne l’historien.

la suite après cette publicité

Le procès se polarise sur le sort légal des révoltés de l’Amistad. À qui appartiennent ces esclaves et sont-ils seulement des esclaves ? La question de leur statut est au cœur des débats. Les deux acheteurs réclament leur marchandise, la garde côtière se la dispute aussi. De son côté, la cour espagnole soutient la théorie de la provenance cubaine des captifs. Même le gouvernement américain s’en mêle en affirmant qu’on doit les rapatrier à Cuba. La défense plaide la mise en esclavage illégale. Adams démontre que les captifs ne sont ni des propriétés ni des marchandises et obtient, en 1841, la libération et le retour à Freetown des 35 survivants, mis en œuvre l’année suivante grâce à une souscription lancée par les missionnaires chrétiens américains. « Pour moi, cette lecture de l’histoire constitue du pur  “whitewashing”. Car les vrais héros de l’histoire sont ceux qui ont participé au soulèvement », juge Marcus Rediker.

L’une des caractéristiques des Poro est de décider quand un village s’en va en guerre

la suite après cette publicité

Comment donc expliquer la réussite de ces Africains face à leurs oppresseurs, quand beaucoup d’autres ont échoué ? Il faut remonter à la source de leur histoire. Si la plupart des captifs sont de l’ethnie mendé, tous ne parlent pas pour autant la même langue. Les quarante-neuf hommes et quatre enfants – trois filles et un garçon –, sont issus de neuf ou dix communautés différentes. Certains d’entre eux se comprennent à peine. Mais la vie dans les baraquements et la première traversée leur ont déjà permis de tisser des liens. Ils sont soudés. « Dans tous les villages de Sierra Leone existait une société secrète des hommes Poro, rappelle l’historien. Cette institution ouest-africaine est cruciale dans l’histoire de la révolte de l’Amistad. On ne peut pas nier l’héritage africain dans la réussite du soulèvement. Car les hommes présents à bord du bateau avaient tous une société Poro dans leur village, et avaient donc tous cela en commun. L’une des caractéristiques des Poro est de décider quand un village s’en va en guerre. »

Et cela sous l’égide d’un leader. Celui que l’Amérique appelait Joseph Cinqué et que la Sierra Leone nommait Sengbe Pieh, fut l’une des figures majeures du soulèvement. Soutenu par Grabeau, il a réussi à convaincre les autres de se révolter. « Cinqué était le leader absolu du début à la fin. Quand les gens sont allés à New Heaven rendre visite aux prisonniers pour leur poser des questions, tous répondaient qu’ils fallait d’abord consulter Cinqué, rapporte Markus Rediker. C’était un orateur, qui a préféré s’exprimer en mendé, par choix politique, pendant le procès. Il savait écrire, il y a des lettres de lui que l’on a retrouvées et qui confirme cela. »

Les révoltés, vrais héros de l’histoire

Celui que l’Amérique appelait Joseph Cinqué et que la Sierra Leone nommait Sengbe Pieh, fut l’une des figures majeures du soulèvement. © Wikipédia

Celui que l’Amérique appelait Joseph Cinqué et que la Sierra Leone nommait Sengbe Pieh, fut l’une des figures majeures du soulèvement. © Wikipédia

Les quatre enfants, qui avaient entre 9 et 10 ans, ont par ailleurs joué un rôle important dans le bon déroulé de la révolte. Les trois petites filles n’étaient pas enchaînées et menottées comme les hommes, les uns aux autres, dans la cale. Elles étaient donc plus libres de leurs mouvements et en mesure d’explorer le bateau, notamment le pont. L’une d’elle y a trouvé une boite pleine d’outils et de matériaux, parmi lesquels des machettes. Elle avait alors devant elle l’arme de prédilection des guerriers mendés. C’était « un signe de Dieu qui voulait dire : “Vous êtes faits pour être libres” », analyse le chercheur. De l’organisation au passage à l’acte, tout a été habilement mené.

La révolte de l’Amistad est aussi l’histoire d’une cinquantaine d’Africains ayant participé à leur propre émancipation et inspiré ainsi d’autres destins. C’est en découvrant un tableau de Jocelyn Sartain représentant Cinqué que Madison Washington prit, avec 18 esclaves, le contrôle de La Créole, un brick qui transportaient 135 captifs de Hamptons Road, en Virginie, vers La Nouvelle-Orléans. Une mutinerie survenue la même année que la libération des révoltés de l’Amistad, et qui aboutit à la libération de 130 prisonniers. « Les artistes se sont énormément emparés de cette affaire. Ils sont allés à la prison et ont esquissé le portrait des prisonniers. L’un d’entre eux a confectionné le profil en cire d’un des révoltés, l’autre une peinture immense de la mutinerie… Il y a même eu une pièce sur le sujet. Cet énorme volet culturel a contribué, en plus du procès, à répandre la nouvelle et a inspiré d’autres captifs. Les révoltés de l’Amistad ont gagné une victoire importante dans l’histoire de l’esclavage en Amérique. »

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Dans la même série

 © Montage JA; Photo12/AurimagesP12/The Granger Coll NY
Non, les esclaves n’étaient pas des victimes passives ! EP. 3

New York, 1712 et 1741 : la psychose du « grand complot noir »