Baïdy Agne : « Le débat sur la souveraineté économique ne doit pas se traduire par des coups d’État »
Putschs, franc CFA, présidentielle au Sénégal, pétrole, gaz, patronat, croissance régionale… Le président du CNP, le principal syndicat patronal sénégalais, répond aux questions de Jeune Afrique et de RFI.
Baïdy Agne est le président du Conseil national du patronat du Sénégal (CNP) depuis 2002. Avec la Confédération nationale des employeurs du Sénégal, il représente le patronat local. Les deux organisations étant les seules à avoir souscrit à la signature de conventions collectives.
En plus de deux décennies, le dirigeant d’entreprises a su imprimer sa marque dans le paysage économique du pays. Car outre le CNP, Agne est président du Syndicat des entreprises de manutention des ports du Sénégal (Sempos) ainsi que PDG, actionnaire ou investisseur de plusieurs entreprises dans les services aéroportuaires, la manutention, la construction, l’extraction de minerais, le tourisme, les transports…
Conséquences économiques des coups d’État au Niger et au Gabon, « sentiment anti-français », conjoncture et inflation dans la zone CFA, questions de préférence nationale, développement du secteur des hydrocarbures, rapports entre les patronats… Baïdy Agne est le Grand invité de l’économie RFI – Jeune Afrique ce samedi 9 septembre.
Jeune Afrique : Ces deux derniers mois ont été marqués par des coups d’État au Niger, en juillet, puis au Gabon, fin août, après le Mali, le Burkina Faso et la Guinée. Ce climat d’instabilité inquiète-t-il l’opérateur économique régional que vous êtes ?
Baïdy Agne : Bien sûr, cela m’inquiète comme cela inquiète tout investisseur, et au-delà, tous les acteurs de nos sociétés. Nous sommes en train de voir, d’une façon périodique, des coups d’État se répéter.
C’est absolument inquiétant surtout dans une perspective d’investisseur ou de chef d’entreprise, dans un moment où nous sommes en train de parler de notre environnement communautaire, de la Zlecaf (zone de libre-échange continental africain) et des consorts qui ont pour mission et objectif de développer le commerce intra-africain, de réduire les coûts commerciaux, de favoriser la compétitivité… Alors que, dans notre zone, trois pays sont aujourd’hui sous sanctions, un pays, le Sénégal va à des élections en 2024, un autre, la Côte d’Ivoire, en 2025.
Ce que nous constatons depuis le premier putsch au Mali en 2020, c’est que les affaires reprennent malgré les sanctions…
Nous n’en sommes pas sûrs. Car les périodes où il y a des sanctions signifient des pertes de chiffre d’affaires pour les entreprises, et même pour nos États, dont les recettes fiscales diminuent.
L’alternance est de manière générale bénéfique s’agissant de l’économie, pour les entreprises
Comme la situation n’est pas soutenable, oui le business reprend. Mais les pertes et les perturbations ne sont jamais compensées.
Il y a des pertes mais aussi des changements profonds. On a vu récemment, à la suite des coups d’État, une volonté de reprise en main locale. Ce qui a conduit par exemple à l’éviction du français Meridiam de Donsin, au Burkina Faso. Maîtriser ses infrastructures de transports, c’est aussi, en quelque sorte, maîtriser un pan de sa souveraineté, pour un pays ?
Le débat de la souveraineté économique dans nos différents pays est un débat permanent qui ne doit pas, à mon sens, se traduire par des coups d’État.
En-dehors de la souveraineté économique, il y a aussi des revendications pour une meilleure gouvernance politique et économique, et les entreprises ont un rôle à jouer. Pensez-vous que c’est une bonne chose ?
Je pense qu’il faut que nos pays deviennent mieux gouvernés, et je pense aussi que les problématiques de gouvernance ont effectivement amené ces conflits.
Au Sénégal, chaque année, à peu près 200 000 personnes arrivent dans le monde du travail
L’alternance est de manière générale bénéfique s’agissant de l’économie, pour les entreprises, et l’alternance politique pour tout le monde. Deux mandats, cela suffit, par exemple. Même si je peux être mal placé pour le dire parce qu’au niveau du CNP, je suis là depuis vingt ans. Mais, dans mon organisation, nous tenons nos assemblées et nos votons.
Comme l’a redit le président Macky Sall en juin lors du forum Invest in Sénégal, la paix et la stabilité sont indispensables pour attirer des investissements. Pourtant, dans la sous-région, de nombreuses zones ne sont pas sûres. C’est un problème pour le climat des affaires ?
C’est un préalable, la paix et la sécurité, et même l’apaisement au niveau des pays. Les coups d’État c’est l’extrême, mais au-delà, et même en interne, nous devons avoir un débat plus serein. Que l’on n’ait pas l’impression que la politique, c’est la guerre.
Au niveau de la perception de l’extérieur, cette instabilité est très dommageable. Et sorti de l’incidence sur l’investissement direct étranger, l’investisseur national n’a même plus envie, sous certains points, de prendre certains risques.
Après les émeutes du mois de juin qui ont enflammé une partie du pays lors de l’arrestation d’Ousmane Sonko, de nombreux acteurs ont subi des dégâts. Êtes-vous indigné contre ceux subis par l’économie au Sénégal ?
Le calme est revenu, y compris d’un point de vue financier pour les entreprises qui ont été touchées. Le seul problème pour ces entreprises, c’est qu’elles n’obtiennent aucun dédommagement, ni de l’État ni de la Cedeao quand ils appliquent des sanctions aux autres pays. Le sort des entrepreneurs n’est pas pris en compte.
Quelle est la responsabilité des entreprises face à ce mécontentement social ?
Il faut que tout l’environnement soit favorable pour que l’on fasse davantage. C’est-à-dire investir, créer des emplois, donner des salaires et demander à ce que les réformes dans nos différents pays se fassent.
On peut lire une volonté claire des Africains à être un peu plus souverains, à avoir une plus grande maîtrise de leur économie
Nous avons des populations jeunes. Au Sénégal, chaque année à peu près 200 000 personnes arrivent dans le monde du travail. Or, la capacité du secteur privé aujourd’hui n’est pas suffisante pour les absorber.
Peut-on dire alors que les entreprises sont garantes de la stabilité politique ?
Ce ne sont pas des discours politiques, ce n’est pas une société civile, nous sommes les principaux acteurs de la société civile comme pourvoyeurs de subsistance. Nous sommes le corps principal qui peut maintenir une sécurité dans nos différents pays, après des questions de défense et de sécurité, par l’emploi.
Au Sénégal, ce qui a aussi marqué la vie sociale ces dernières années, c’est ce que l’on appelle le « sentiment anti-français », en tout cas un rejet de certains aspects de cette présence française. Comment gérez-vous cela, vous qui forcément travaillez avec des entreprises françaises ?
Pour le Sénégal, dans la relation d’État à État, on ne peut pas dire que le pays soit anti-France. Au niveau du secteur privé, nous n’avons pas de problèmes non plus parce que beaucoup d’entreprises françaises sont membres de notre organisation et nous avons les mêmes préoccupations dans l’environnement des affaires, dans nos discussions avec les administrations fiscales, douanières etc. et concernant les réformes nécessaires.
En revanche on peut lire une volonté claire des Africains à être un peu plus souverains, à avoir une plus grande maîtrise de leur économie, de leur pays et de ce qu’ils font. Donc peut-être qu’il faut revisiter les relations.
Mais peut-être que l’omniprésence des Français dans certains secteurs a contribué à nourrir ce sentiment ?
Non, pas du tout. Tout le monde doit avoir un regard différent sur l’Afrique, il ne s’agit pas de la France. Il y a les Turcs, il y a les Chinois… Il faut prendre en compte la nouvelle demande.
Les autres pays n’ont pas apporté le franc CFA, ils n’ont pas ce passé, ni des bases militaires sur le sol africain. Ne pensez-vous pas que ce sont ces éléments qui cristallisent le débat ?
Nous devons être contents et heureux d’avoir cette monnaie commune CFA. Parce que quand il y a eu les crises majeures, nous avons maintenu dans notre zone Uemoa des niveaux d’inflation raisonnables.
Êtes-vous un partisan de la préférence nationale dans la passation des marchés publics par exemple ?
Je pense que tout le monde est pour une préférence nationale. Sur les marchés, nous devons l’intégrer. Ce qui ne signifie pas donner carte blanche à la non-compétence, mais dans le contexte actuel, et surtout dans des projets structurants, il faut que l’on puisse impliquer le secteur privé local.
À défaut de faire, d’être impliqué par des transferts de technologie pour des compétences, je suis favorable à cette solution. Mais on peut s’attendre à terme à une préférence panafricaine, continentale. Ainsi l’Afrique sera plus forte face aux investisseurs venus d’autres continents.
Le Sénégal s’apprête à voir entrer en production le gigantesque gisement d’hydrocarbures de Sangomar. On parle de 2 à 4 milliards de dollars de revenus pour l’État sénégalais rien que pour le développement de la phase 1 du projet. Est-ce là que résident les principaux leviers de croissance du pays ?
Au cours des dix dernières années, nous avons eu une croissance moyenne de 6 %. Et cela principalement par l’apport du secteur pétrole et gaz.
Toutefois, le Sénégal n’entrera pas dans cette logique de rente pétrolière, comme on peut le voir dans certains autres pays. On en a beaucoup parlé, par exemple au sujet du Gabon.
Les pays africains doivent-ils continuer de faire appel aux grandes institutions financières internationales, au FMI notamment, quitte à perdre parfois un peu de leur souveraineté ?
Dans tous les cas, on ne peut pas vouloir une chose et son contraire. On ne peut pas dire : « Je veux te demander ceci et en retour, c’est moi qui fixe les règles. » Ce n’est pas possible.
En revanche, ce que l’on doit attendre de ces institutions, c’est qu’elles soient plus engagées, plus équitables vis-à-vis du continent, pour qu’on capte encore plus de ressources.
Si l’on parle un peu du bilan économique de Macky Sall – qui a annoncé le 13 juillet dernier qu’il ne serait pas candidat à un troisième mandat –, peut-on dire que les moins fortunés bénéficient suffisamment de l’embellie macroéconomique ?
Probablement non, pas suffisamment. Tout le monde ne bénéficie pas de cette croissance-là de la même façon.
On a pu voir, ces dernières années, un certain nombre d’inaugurations (AIBD, TER de Dakar, bus rapide…) Est-ce la trace la plus visible des deux mandats de Macky Sall ?
Mon objet ici n’est pas de défendre le bilan de Macky Sall, mais dans tous les cas, en tant que pays, je pense que nous avons fait un bond au niveau des infrastructures.
Nous ne devrions pas rester assis, parce que nous sommes les créateurs d’emplois et de la richesse
C’est plus visible parce que c’est à Dakar et cela a un côté plus flashy. Mais si vous allez dans les coins les plus reculés, beaucoup de ressources ont également été investies.
Pour l’avenir, et avec l’élection présidentielle qui se profile dans quelques mois, quelles sont les attentes du secteur privé pour cette campagne électorale ?
De manière générale, un peu moins de débats partisans, peut-être. Je regrette profondément toutes les candidatures qui sortent du pays aujourd’hui.
Que voulez-vous dire ?
Tout le monde est candidat chez nous. Même les gens qui devaient gérer des boutiques sont candidats à l’élection présidentielle. Je considère que nous avons nous-mêmes beaucoup plus de choses à dire et à revendiquer. Nous devrions être plus candidats que tous les gens qui expriment le souhait d’être candidat.
Nous attendons toutes les évolutions que nous avions évoquées : assurer notre stabilité en tant que pays, assurer la paix pour que nous puissions faire nos affaires, faire les réformes nécessaires…
Nous avions l’habitude, à chaque élection présidentielle, de mettre en place une plateforme de questions que l’on posait aux différents candidats. Nous devrions faire plus pour cette élection présidentielle. Nous ne devrions pas rester assis, parce que nous sommes les créateurs d’emplois et de la richesse.
Croyez-vous que les syndicats de salariés jouent leur rôle de contre-pouvoir ?
Ils le font, je pense. De plus, nous avons un excellent dialogue entre syndicats patronaux et salariés. Dans le secteur privé, nous n’avons presque pas de grève.
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