La guerre d’Algérie, dernier tabou : les camps de regroupement
Le nouvel essai de Dorothée-Myriam Kellou, « Nancy-Kabylie », revient sur les déplacements de population organisés par l’armée française dans les années 1950, au mépris des conditions de vie de la population.
Ils sont les morts anonymes de la guerre d’Algérie. Quand on demande la cause de leur décès, on obtient souvent la même réponse : la misère. Que cache ce mot ?
La note sur les centres de regroupement écrite, selon la version officielle, par six hauts fonctionnaires, en a dévoilé les contours dès 1959. Remise le 17 février à Paul Delouvrier pour que le délégué général du gouvernement en Algérie la transmette au général de Gaulle, elle fuite dans la presse en avril de la même année, d’abord dans France Observateur puis dans Le Monde. Malgré le scandale de l’époque, qui a résonné jusque sur les bancs de l’Assemblée nationale et à l’Assemblée générale de l’ONU, les enseignements de ce rapport ont été enterrés trop vite, comme les cadavres. Dont ceux de nombreux enfants.
Une note anonyme signée Michel Rocard
L’auteur de la note anonyme était en fait seul et son nom est aujourd’hui bien connu : Michel Rocard, ancien Premier ministre français décédé en 2016. À l’époque, il est un jeune homme de 29 ans et il a déjà rédigé, dans l’ombre, Le Drame algérien, présenté en 1957 par Henri Frenay, héros de la Résistance lors de la Seconde guerre mondiale, lors d’un congrès de la SFIO. S’il a pris résolument parti pour l’indépendance de la colonie, Michel Rocard explique une des raisons de cette prise de position : « J’étais furieux de partir en Algérie. » L’énarque avait échappé une première fois à la mission administrative à laquelle sa promotion était assignée, car il était père de deux enfants. Mais ce critère ayant été relevé à trois, le voilà sur le départ pour Alger en septembre 1958.
Sur place, au hasard d’une rencontre, un camarade l’informe que l’armée est en train de déplacer des centaines de milliers de personnes de leurs villages sans leur assurer de moyens de subsistance. Le fonctionnaire, qui commence à peine sa carrière, a tout à perdre et pourtant, il compromet son avenir pour mener une enquête de terrain qui va durer trois mois : « Il ne s’agissait que d’en appeler au chef de l’État et de dénoncer des choses effroyables après en avoir établi la véracité et l’ampleur. »
Regroupements à visée militaire
Il ne le sait pas au moment où il rédige son rapport, mais les premiers regroupements ont commencé en 1955, d’abord dans les Aurès par le général Parlange, officier des Affaires indigènes. Le but est alors militaire. Les mechtas, villages isolés difficilement accessibles à l’armée française, sont des caches idéales pour les moudjahidins algériens qui bénéficient d’une meilleure connaissance du terrain. Ils sont donc détruits et, en 1956, des zones interdites sont établies « où le séjour des personnes est règlementé ou interdit. »
Concrètement, les forces de l’ordre peuvent y ouvrir le feu sans sommation. En 1956 et 1957, la pratique du regroupement se systématise et en 1957, elle vise aussi au ralliement des populations, avec parfois la diffusion de messages de propagande par haut-parleur. Le 1er janvier 1959, on compte 936 camps et en juin 1959, le seuil du million de personnes regroupées est dépassé. Ça n’en restera pas là : le plan de Constantine, ou plan de développement économique et social en Algérie de 1958, prévoit d’attribuer 250 000 hectares de terres agricoles à des cultivateurs musulmans, en application de la politique des mille villages menée par Delouvrier, et censée moderniser le pays. Sa nomination en tant que délégué général du gouvernement marque le passage de relais du pouvoir civil au pouvoir militaire en Algérie, et par conséquent dans les regroupements.
Sous-nutrition et taux de mortalité vertigineux
Mais ce que constate Michel Rocard sur le terrain est loin d’être aussi idyllique. Dans un village du massif de l’Ouarsenis, il voit un enfant dans les bras d’un officier : « Il en est mort un (de 2 ans) au moment précis du passage de l’enquêteur : l’officier SAS (section administrative spécialisée) argua que c’était le troisième en quatre jours. » Il ajoute : « Une loi empirique a été constatée : lorsqu’un regroupement atteint 1 000 personnes, il y meurt à peu près un enfant tous les deux jours. » Outre les problèmes de logement, la sous-nutrition décime les rangs. La plupart des regroupements sont situés loin des terres cultivées devenues zones interdites. Les paysans sont ainsi coupés de leurs moyens de subsistance – troupeaux, volaille, récoltes – surtout qu’il ne connaissent pas leur nouvel environnement, les points d’eau, les zones où l’on trouve du gibier, les secteurs où pousse la végétation. Ils sont réduits à l’assistance mais les rations distribuées sont insuffisantes, en particulier pour les populations vulnérables. D’où un taux de mortalité vertigineux.
3,5 millions de déplacés
Au total, 3,5 millions de personnes auront été déplacées de force, soit 40 % de la population algérienne. « Rien dans la guerre d’Algérie, n’est aussi important que le problème des regroupements. Rien aussi n’a été plus tardivement et plus mal connu de l’opinion française. » Le constat de Pierre Vidal-Naquet au nom du comité Maurice Audin est encore vrai plus de 60 ans après la publication de La Raison d’État. Si de nombreux et remarquables travaux universitaires existent, les regroupements restent peu présents dans la mémoire collective.
La journaliste et réalisatrice franco-algérienne Dorothée-Myriam Kellou comble ce vide avec son remarquable livre Nancy-Kabylie. Elle avait déjà réalisé un documentaire, À Mansourah, tu nous as séparés (2019), où elle a suivi les traces de son père dans son village natal, ainsi qu’un podcast sur France Culture, L’Algérie des camps, où elle a dressé le lien entre les camps d’hier et l’Algérie d’aujourd’hui.
Barbelés
L’expérience singulière de sa famille montre la réalité des camps au quotidien. Elle explique : « Au milieu de la guerre, un premier regroupement de villages des montagnes alentour – El-Hamra, Ouled Abbas, Tighlit – a eu lieu (…) Mon père et les siens ont cohabité avec des familles étrangères pendant plusieurs mois, au nom d’une décision arbitraire d’un comité de villageois désignés par le FLN. » Fin 1959, une deuxième vague de regroupements voit l’armée installer des barbelés, une pratique courante pour empêcher aux paysans de retourner sur leurs terres. Ainsi, si Michel Rocard écrit « centre » au lieu de « camp », il s’agit d’un euphémisme administratif, probablement utilisé pour éviter de réveiller le traumatisme tout proche de la Seconde guerre mondiale.
Influence du FLN
L’influence du FLN à l’intérieur des camps montre l’inorganisation qui a prévalu lors de leur installation, ce que confirme Dorothée-Myriam Kellou dans Nancy-Kabylie : « L’armée française a chassé les populations des zones déclarées interdites et les a conduites en camion jusqu’à Mansourah. Ensuite, toutes ces personnes déplacées ont dû “se démerder”. Le FLN déjà structuré dans Mansourah, a organisé le regroupement pour que la résistance puisse se poursuivre malgré l’arrivée des nouveaux arrivants. » Le professeur en psychologie Michel Cornaton a aussi relevé que « la concentration des gens a facilité les collectes de fonds et la diffusion de mots d’ordre importants. »
Après ce désastre humanitaire, doublé d’un fiasco stratégique, une politique de dégroupement a été envisagée à la fin de la guerre d’Algérie. Mais il était trop tard. Les habitats détruits et le cheptel décimé dans les villages d’origine, le retour devenait impossible – à quelques exceptions près : près de 2 millions d’Algériens se trouvaient dans les camps de regroupements à la fin de la guerre. Reliés par des pistes au réseau routier, ils ont survécu à l’indépendance devenant des villages socialistes. Dorothée-Myriam Kellou relève que « le GIA a beaucoup recruté dans les anciens quartiers de regroupement » lors de la guerre civile des années 1990.
« La France nous a tués », se lamente Baïa, sa cousine, seule parmi les siens à être revenue dans son village d’origine. Son oncle, lui, a vendu ses terres, ce qui est vu comme une trahison par l’irréductible kabyle. Les querelles de cadastre secouent des familles à propos de ces terres inoccupées, quand elles ne sont pas confisquées. Dans Le Déracinement, la crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie, Abdelmalek Sayad et Pierre Bourdieu affirment : « De tous les bouleversements que la société rurale a subis entre 1955 et 1962, ceux qui ont été déterminés par les regroupements de populations sont sans doute les plus profonds et les plus chargés de conséquences à long terme. » Il est grand temps qu’ils soient connus de tous.
Nancy-Kabylie, de Dorothée-Myriam Kellou, Grasset, 216 pages, 19 euros
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