Non, M. Tshisekedi, une démocratie ne met pas les journalistes en prison, par Anne Kappès-Grangé

L’incarcération de Stanis Bujakera Tshiamala, notre correspondant à Kinshasa, est une atteinte grave à cette liberté de la presse que le président congolais dit vouloir défendre.

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Publié le 18 septembre 2023 Lecture : 5 minutes.

Il est des journalistes dont l’expertise force le respect, des journalistes si bien informés qu’ils irritent les puissants, des journalistes qui refusent de plier sous la pression. Dans le Congo de Félix Tshisekedi, Stanis Bujakera Tshiamala a le tort d’être tout cela à la fois.

Stanis est le correspondant de Jeune Afrique à Kinshasa. Il est aussi le directeur adjoint du site Actualité.cd et un collaborateur de l’agence Reuters, et voici déjà plus d’une semaine qu’il a été arrêté par des officiers de la police judiciaire. Le 11 septembre, il a été placé sous mandat d’arrêt provisoire et, ce jeudi 14, il a été incarcéré à la prison de Makala, où il se trouve désormais en détention préventive.

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Le journaliste congolais Stanis Bujakera Tshiamala.© DR © DR

Le journaliste congolais Stanis Bujakera Tshiamala.© DR © DR

Commençons par rappeler qu’il existe des moyens tout à fait légaux d’apporter un démenti, sans qu’il soit nécessaire d’accuser un journaliste, ou l’organe de presse qui l’emploie, de chercher à « discréditer l’action gouvernementale ». Si le document incriminé est un faux grossier, une « fake news » conçue par des « personnes malveillantes » ainsi que s’en est indigné le ministre congolais de l’Intérieur dans un courrier reçu après l’arrestation de Stanis, alors ce doit être aisément démontrable. Nous n’avons à ce jour reçu aucun élément concret indiquant que nous nous sommes fourvoyés. C’est pourtant une discussion que nous sommes prêts à avoir.

Ce que veulent les enquêteurs, c’est faire taire notre journaliste et tous ceux à qui prendrait l’envie de faire leur travail avec sérieux et probité

Il apparait clairement que si notre journaliste est aujourd’hui accusé de « propagation de faux bruits », ce n’est pas uniquement à cause de cet article qui lui est imputé. Ce que veulent les enquêteurs (nous n’écrirons pas « certains membres de l’administration Tshisekedi » pour ne pas nous voir immédiatement opposer, de manière fort opportune, l’indépendance de la justice congolaise), c’est contraindre Stanis à dévoiler ses sources. C’est faire taire le journaliste le plus influent de RDC, le plus suivi de son pays sur X (anciennement Twitter) et, à travers lui, tous ceux à qui prendrait l’envie de faire leur travail avec sérieux et probité trois mois avant une échéance électorale cruciale. C’est évident et c’est inadmissible.

« Le problème, c’est que tu n’es pas avec nous »

Depuis plusieurs mois, Stanis subissait des pressions. Certains de ses interlocuteurs haut placés lui avaient déjà reproché son indocilité, son obstination à relater les faits avec impartialité et, surtout, à donner la parole à toutes les parties. Stanis le savait : en ces temps de guerre dans l’Est et à l’approche d’un scrutin présidentiel, il est rarement bien vu de se tenir à équidistance des deux bords. « Tu es mon jeune frère, mais le problème, c’est que tu n’es pas avec nous », lui avait un jour glissé un membre du gouvernement avec une feinte sollicitude. « Ni avec vous ni contre vous », avait répondu Stanis. « Je ne pourrai pas toujours te protéger », avait conclu son interlocuteur. La menace avait le mérite de la clarté.

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Cet échange, Stanis nous l’avait relaté. Et lorsqu’on lui avait demandé ce que l’on pouvait faire pour l’aider, il avait répondu : « Rien si ce doit être au prix de ma liberté de journaliste », redoutant que son indépendance finisse par faire l’objet d’un indigne marchandage. Il n’en était bien sûr pas question.

À l’époque, un ministre (de la Défense, il a depuis été remplacé) avait déposé plainte contre Stanis, lui reprochant d’avoir tweeté des propos tenus en conseil des ministres et figurant dans un communiqué public. Situation absurde. La plainte avait fini par disparaître grâce à l’intervention d’un autre membre du gouvernement, mais Stanis savait qu’il y aurait de nouvelles tentatives d’intimidation.

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Insultes et menaces sur les réseaux sociaux

Son patronyme lui-même lui avait valu des tombereaux d’insultes et de menaces sur les réseaux sociaux. En cause : ce « Bujakera » accolé à son nom de famille en hommage à un ami de son père originaire du Nord-Kivu. Peu importait alors à ses « haters » que Stanis vienne, comme Félix Tshisekedi, du Kasaï-Oriental.

Jeune Afrique s’en était indigné par la voix de son directeur de la rédaction, dénonçant une xénophobie d’autant plus inquiétante que les autorités congolaises semblaient vouloir n’y répondre que par l’indifférence. Stanis avait alerté plusieurs de ses contacts au sein du pouvoir, attirant leur attention sur le fait que beaucoup de ces comptes qui déversaient leur haine en ligne étaient proches du parti présidentiel. « Tu t’exposes trop, je ne peux pas mettre un policier derrière chacun de tes pas », avait rétorqué un ministre. Stanis n’en demandait pas tant. Il voulait juste que cessent le harcèlement et les intimidations.

Le 20 septembre, Félix Tshisekedi s’adressera à l’Assemblée générale des Nations unies, à New York. Il appellera sans nul doute ses pairs à condamner ce Rwanda qu’il accuse de soutenir les rebelles du M23 qui ont repris les armes, fin 2021, dans l’est de la RDC. Nous espérons que d’ici là, Stanis Bujakera Tshiamala aura recouvré la liberté. Si ce n’est pas le cas, le président congolais aura-t-il une pensée pour notre confrère et ami dont plusieurs chancelleries (à commencer par l’ambassade des États-Unis à Kinshasa) réclament la libération immédiate ?

Nous ne lui ferons pas l’offense de penser qu’il n’est pas au courant de la situation dans laquelle se trouve le plus en vue des journalistes congolais, un journaliste dont il connaît le professionnalisme et qui, lors de la précédente campagne électorale, a été l’un des rares – sinon le seul – à suivre pas à pas son périple de candidat. Nous ne lui ferons pas non plus l’offense de croire qu’il ignore l’âpreté de la guerre d’influence que se livrent ses services. Ce que nous lui demandons, c’est de veiller à ce que Stanis Bujakera Tshiamala n’en paye pas le prix.

La démocratie ne se décrète pas, elle se prouve

La démocratie ne se décrète pas, Félix Tshisekedi le sait, lui qui a fait campagne en 2018 en se posant comme l’héritier du long combat mené par son père et son parti. La démocratie se prouve et s’éprouve, et la liberté de la presse en est l’une des composantes essentielles, la condition sine qua non sans laquelle tout le reste n’est que posture.

« La liberté de la presse est vitale pour la consolidation de la démocratie », avait déclaré Félix Tshisekedi en mai dernier

Cela aussi, le président congolais le sait, lui qui a solennellement réaffirmé son attachement à la liberté de la presse, le 3 mai dernier, dans un discours prononcé à l’hôtel Fleuve Congo devant micros et caméras. « La liberté de la presse est vitale pour la consolidation de la démocratie », a-t-il insisté.

Soit, monsieur le président, nous choisissons de vous prendre au mot : il ne tient qu’à vous, qui briguerez un second mandat le 20 décembre, de montrer à vos concitoyens et au monde que la démocratie n’est pas qu’un slogan de campagne.

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François Soudan, directeur de la rédaction. © Montage JA; Vincent fournier/JA

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