Au Gabon, la préférence nationale en question
L’appropriation des ressources nationales est unanimement revendiquée par la société gabonaise. Mais ce que d’aucuns comparent à un repli identitaire n’est en réalité que la mise en application d’une doctrine économique classique, selon Luc Pandjo Boumba.
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Luc Pandjo Boumba
Luc Pandjo Boumba est Docteur ès sciences économiques (Paris II Panthéon Assas). Il a été tour à tour, de 1990 à 2017, enseignant à l’université Omar Bongo de Libreville, directeur général dans la fonction publique gabonaise, puis dans les secteurs parapublic et privé pétrolier. Il est l’auteur notamment de « La violence du développement, pouvoir politique et rationalité économique des élites africaines » (L’harmattan, Paris).
Publié le 14 octobre 2023 Lecture : 5 minutes.
En mai dernier, une mobilisation inédite est intervenue au Gabon : celle des agents de la Société d’énergie et d’eau du Gabon (SEEG) – soutenus par l’opinion nationale – qui protestaient contre la nomination d’une personnalité étrangère à la tête de leur entreprise, un groupe stratégique considéré comme un symbole national. Cet épisode a mis en exergue l’éruptif débat autour de la préférence nationale, concept politiquement incorrect à l’aune de l’intégration africaine et de la mondialisation, mais posture économiquement fondée et éprouvée en d’autres temps et sous d’autres latitudes.
Guerre d’intérêts
En tant que signataire des accords de Marrakech de 1994 instituant l’Organisation mondiale du commerce (OMC), le Gabon est engagé dans un processus global de libéralisation des économies nationales. Pays en développement, il bénéficie toutefois du traitement dit « plus favorable » réservé à ces pays : le « traitement spécial et différencié » (TSD). Latitude qui l’autorise à accorder la « préférence commerciale » à ses entreprises, à ses produits et services, autrement dit à privilégier ses intérêts nationaux.
L’économie mondiale campe une guerre d’intérêts nationaux, revendiqués ou non. La préférence nationale s’est imposée comme stratégie de défense au cours de l’histoire dans certains domaines de la vie économique. Sans remonter trop loin le temps long des nations, le patriotisme économique se manifeste déjà avec la nationalisation du pétrole décrétée en Iran par le gouvernement du Premier ministre Mohammed Mossadegh en 1951, puis, entre 1971 et 1973, en Algérie, en Irak et en Lybie, après la création du cartel de l’Organisation des pays producteurs et exportateurs (Opep) en 1960 – avec pour objectif l’appropriation des secteurs pétroliers nationaux.
Avec la croissance du transport maritime liée aux glorieuses années 1970, les compagnies nationales du Sud voient leur part dans le trafic maritime mondial s’éroder du fait des conférences maritimes instituées par la Triade (États-Unis, Europe, Japon), véritable cartel des armateurs s’arrogeant la quasi-totalité du trafic. Sous la pression du tiers-monde, la Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement (Cnuced) adopte en 1974 un code de conduite visant à limiter leur pouvoir. Et c’est ainsi que la règle dite des « 40/40/20 » est instaurée (40 % du trafic sera désormais réservé aux compagnies nationales, 40 % aux compagnies participantes, et 20 % aux compagnies tierces).
Jeu à somme nulle
Cette politique visant à réguler l’action de la main invisible du marché est directement inspirée par le mercantilisme, doctrine économique apparue au XVIIe siècle en Angleterre, qui considère le commerce extérieur comme un jeu à somme nulle (des gagnants et des perdants) et préconise des mesures protectionnistes et des réglementations préférentielles (Navigations Acts en Grande-Bretagne, ordonnance de Colbert et régime de l’exclusif colonial en France). Selon ce modèle, les échanges commerciaux devaient être assurés par des navires battant pavillon national, et les équipages, être composés de nationaux. Commerce et préférence nationale allaient alors de pair – comment sinon s’assurer qu’à son propre pays reviendraient les richesses ainsi acquises ? En 2009, les conférences maritimes organisant une certaine équité du transport furent abrogées sans que l’on puisse répondre à la question : « un commerce loyal est-il même possible ?
Lors de sa création, en 1947, l’Accord général sur les tarifs douaniers et le commerce (le Gatt, ancêtre de l’OMC) ne prévoit pas de préférences commerciales. Celles-ci sont admises en 1979 : c’est la signature d’un accord-cadre instaurant la « clause d’habilitation » ouvrant aux pays en développement le droit d’accéder aux dispositions particulières du TSD. En 1993, avec l’accord général sur le commerce des services (AGCS), la libéralisation des marché est étendue aux services. Ce qui semble heurter la latitude d’un pays de réserver des activités aux nationaux. Les contempteurs des préférences excipent le principe du traitement national (même traitement accordé aux nationaux qu’aux étrangers) des accords, alors même que le dispositif permet d’y déroger. Ainsi, ouvrir un commerce de pharmacie ou de boulangerie n’est possible que pour les nationaux dans plusieurs pays, aussi bien dans les États développés que dans ceux du Sud (Brésil, Chili, Malaisie…). Au Gabon, en 1991, un arrêté ministériel est pris, réservant l’exclusivité de certaines activités aux nationaux – arrêté aujourd’hui en désuétude du fait de la faible volonté politique de sa mise en œuvre.
Les vingt dernières années ont vu émerger de façon universelle le concept de « contenu local », une déclinaison de la responsabilité sociale et environnementale (RSE). L’idée est simple : que les multinationales intègrent dans leur processus de production des entreprises et de la main-d’œuvre locale et ainsi contribuent au développement des régions et des communautés jouxtant leurs zones d’opération et au-delà.
Patriotisme défensif
Né dans les années 1970 au Royaume-Uni, ce concept a permis aux entreprises britanniques de bénéficier de l’activité pétrolière des firmes américaines, notamment en développant les compétences qui leur manquait en la matière. Comme la RSE baignée de considérations éthiques, il est rattrapé par l’utilitarisme qui prévaut aujourd’hui. Tout comme la RSE participe de l’optimisation des performances économiques des entreprises, le contenu local permet de neutraliser l’effet économique de détournement de la valeur ajoutée vers l’extérieur du pays – et la mainmise des étrangers sur l’industrie.
Aussi toutes les législations nationales des pays en matière d’industrie ne jurent que par le contenu local, mais ne l’appliquent le plus souvent que de manière cosmétique. Et ce ne sont pas les indications lâches, non contraignantes de la loi gabonaise réglementant les secteurs des hydrocarbures et des mines, qui redoreront la valeur de ce concept. Or l’occasion paraît opportune, dans le cadre d’une « Nouvelle République », de renforcer les outils nationaux à la disposition de la puissance publique, y compris pour la protection des industries naissantes. Pour les pays en développement comme le nôtre, il ne peut s’agir que d’un patriotisme défensif.
Pour un « mercantilisme éclairé »
En pratique, le volontarisme dans ce domaine se heurte souvent à des problématiques dont trois au moins sont partagées en Afrique. D’abord, certaines dispositions en faveur de l’emploi local ou national sont contournées par les arguments spécieux de faible disponibilité de main-d’œuvre qualifiée. Autre problématique, celle, en matière de sous-traitance, de la nationalité des sociétés (différenciation entre « société nationale » et « société de droit national »), aisément contournable par les étrangers. Enfin, la restriction de la préférence à l’obligation « des prix et qualité de service comparables » pour les sous-traitants nationaux – c’est le cas au Gabon avec le Code minier –, alors que, précisément, une politique de contenu local efficace a vocation à accompagner les PME locales afin qu’elles gagnent en compétitivité.
En définitive, les Gabonais, dans leur juste attente, relaient sans peut-être s’en rendre compte une doctrine économique vieille comme la nuit des temps, celle d’un « mercantilisme éclairé », dont ils ne doivent pas avoir pudeur à se réclamer.
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