Thomas Sankara, une vie hors des cases

Quarante ans après la prise de pouvoir de Thomas Sankara, deux bandes dessinées passionnantes reviennent sur la trajectoire, les idées et la mort du chef de l’État burkinabè.

Sankara Un Rêve-Brisé (couverture)© L’Harmattan BD © La couverture de la bande dessinée « Sankara Un rêve brisé ».

Sankara Un Rêve-Brisé (couverture)© L’Harmattan BD © La couverture de la bande dessinée « Sankara Un rêve brisé ».

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 21 octobre 2023 Lecture : 8 minutes.

Il y a tout juste quarante ans, le 4 août 1983, le capitaine Thomas Sankara prenait le pouvoir en Haute-Volta. Un an plus tard, le pays était rebaptisé Burkina Faso. Quatre ans plus tard, le 15 octobre 1987, le jeune chef de l’État était assassiné et Blaise Compaoré, frère-ennemi, prenait le pouvoir pour ne plus le lâcher pendant vingt-sept ans. Mort en martyr à l’âge de 37 ans, Thomas Sankara conserve aujourd’hui une auréole de pureté et nombre de ses idées, révolutionnaires pour l’époque, demeurent dramatiquement d’actualité. Notamment en matière de féminisme, d’intégrité ou d’écologie.

Les militaires qui, ces derniers temps, prennent le pouvoir en Afrique auraient sans doute tout à gagner à se pencher sur sa philosophie et sur ses propositions. Ils pourraient par exemple lire l’anthologie de ses discours publiée chez Kontre Kulture ou compulser Thomas Sankara parle, édité par Pathfinder Press. Et comme tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de cet homme extraordinaire, ils pourraient aussi lire avec profit les deux bandes dessinées qui viennent de paraître sur sa vie et ses idées.

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Deux ouvrages qui se complètent

L’une s’intitule Thomas Sankara, un rêve brisé (L’Harmattan BD). Écrite par Franco Dusio, elle a été dessinée par deux jeunes italiens : Marco Forte et Luca Occhetti. L’autre a pour titre Thomas Sankara, rebelle visionnaire (Marabulles), avec pour scénaristes Pierre Lepidi et Françoise-Marie Santucci et pour dessinateur Pat Masioni. De facture différente, les deux ouvrages se répondent et se complètent : le premier revient en détail sur la biographie du capitaine burkinabè et analyse l’ensemble des éléments qui ont conduit à son assassinat tandis que la seconde propose une version plus simplifiée à l’usage des jeunes générations. Et si les hasards du calendrier éditorial propulsent les deux œuvres en même temps dans les librairies, leur publication simultanée ne doit rien aux coups d’État en vogue sur le continent : les auteurs y travaillent depuis longtemps !

"Thomas Sankara, rebelle visionnaire" © MARA bulles © « Thomas Sankara, rebelle visionnaire » © MARA bulles

"Thomas Sankara, rebelle visionnaire" © MARA bulles © « Thomas Sankara, rebelle visionnaire » © MARA bulles

Marco Dusio ne connaissait rien à l’histoire de Thomas Sankara le jour où il s’est laissé porter par un documentaire sur l’ancien président burkinabè. Une rencontre par écran interposé qui a bouleversé le jeune retraité au point de le pousser à rassembler toutes les informations possibles afin d’en savoir plus. « La colonne vertébrale de ma documentation, c’est la biographie écrite par Bruno Jaffré et publiée aux éditions L’Harmattan, explique Dusio. J’ai aussi lu Thomas Sankara, l’espoir assassiné de son proche compagnon Valère Somé et l’importante masse d’écrits qu’Internet peut offrir sur le sujet. »

Après avoir lu compulsivement et assimilé la plupart des informations disponibles, Franco Dusio s’est mis en tête de proposer un scénario de bande dessinée : « J’ai pensé qu’une telle approche me permettrait d’avoir accès aux plus jeunes générations. » Mais cela s’est avéré plus compliqué que prévu. Achevé en 2016, le scénario est alors envoyé à quelque 600 maisons d’édition, en vain. « Je n’étais pas du tout dans le monde de la BD, raconte Dusio. Je pensais que les maisons d’édition se chargeaient de trouver un dessinateur quand elles avaient sous la main un projet intéressant. Ce n’est pas le cas. Quand j’ai compris qu’elle désiraient un produit fini, je me suis moi-même mis à la recherche d’un dessinateur. J’ai contacté l’école internationale de comics de Turin (Italie). Marco et Luca, deux jeunes dessinateurs qui étaient amis, m’ont contacté. Marco était un peu hésitant, car il était plutôt dans le dessin fantastique, mais je leur ai parlé de Sankara et ils se sont passionnés pour le personnage. »

On ne peut pas comprendre ce qu’il s’est passé en octobre dernier [2014] sans connaître l’incroyable histoire de Thomas Sankara

Domicilié à Menton, parfaitement francophone, Franco Dusio s’est ensuite tourné vers le marché français de la BD, plus important que le marché italien et, surtout, plus sensible aux questions coloniales, vu le long passé impérialiste de la France.

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Écologiste et féministe

L’histoire de Thomas Sankara, rebelle visionnaire est un peu différente. En 2020, le journaliste du quotidien français Le Monde, Pierre Lepidi, propose une série de cinq articles sur ce personnage politique hors norme. Les papiers mettent chacun en avant un aspect de sa modernité : l’homme intègre, le patriote, l’écologiste, le féministe, l’anti-impérialiste. « Quelques temps après, j’ai été contacté par Françoise-Marie Santucci qui m’a demandé si j’étais intéressé par l’écriture d’un scénario de bande dessinée, explique Lepidi. Nous avons pensé que Sankara appartenait d’abord à sa famille, aux Burkinabè, à l’Afrique et c’est pourquoi le choix du dessinateur s’est orienté vers Pat Masioni, qui est originaire de RDC. »

Thomas Sankara, un rêve brisé © L'Harmattan BD © « Thomas Sankara, un rêve brisé » © L’Harmattan BD

Thomas Sankara, un rêve brisé © L'Harmattan BD © « Thomas Sankara, un rêve brisé » © L’Harmattan BD

L’auteur de Rwanda 1994 et d’Unknown Soldier n’a pas hésité : « À ce moment-là, j’ai été envahi par une immense joie, raconte-t-il. Thomas Sankara était un visionnaire. La pertinence de ses idées concernant l’écologie, la souveraineté africaine, la lutte contre l’impérialisme, le féminisme, la justice sociale et l’autosuffisance alimentaire est manifeste dans le contexte mondial actuel, en particulier en Afrique. Ses idées continuent d’inspirer et de guider ceux qui luttent pour un monde plus équitable et durable. »

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Pour Lepidi, le choix du neuvième art relève du même pari que celui de Dusio : toucher plus de monde et de tous les âges. Les sources ? « C’est surtout la biographie de Jaffré que je trouve très bien et qu’il ne cesse de compléter sur Internet, poursuit Lepidi. Mais dans le cadre de ma série sur Sankara, je me suis rendu plusieurs fois au Burkina où j’ai rencontré une quinzaine d’acteurs qui l’ont connu. Notamment sa sœur Blandine, qui a repris le flambeau de la question de l’agroécologie, et son frère Valentin. J’ai même pu visiter la maison de famille, toujours occupée, où la guitare de Thomas est encore conservée… » Le projet prendra finalement trois années, ralenti par la crise liée au Covid.

Soulèvement de 2014

Que deux BD voient le jour simultanément ne surprend pas Pierre Lepidi : « Ce que l’on m’a dit au Burkina, c’est que jusqu’à l’insurrection de 2014, il était très difficile de prononcer le nom de Sankara. Mais quand la rue s’est soulevée, il y avait des banderoles qui disaient “Sankara, on est venu te venger.” » D’ailleurs, Thomas Sankara, un rêve brisé de Dusio commence précisément en novembre 2014, avant de se tourner vers le passé et l’année 1949, date de naissance de l’intéressé. « Vous ne pouvez pas comprendre ce qu’il s’est passé en octobre dernier [2014] sans connaître l’incroyable histoire de Thomas Sankara », énonce le narrateur avant de nous embarquer dans une biographie chronologique précise.

Son intégrité l’a conduit au cimetière ! Et si tu crois que c’était facile de vivre avec lui, tu te trompes. Il était trop rigide, trop extrême avec les siens.

Franco Dusio a fait le choix d’une narration dense, centrée sur le personnage mais très informée sur ceux qui l’ont entouré et, en particulier, sur ceux qui voulaient le voir tomber. Servi par un dessin puissant et maîtrisé, Dusio décortique son histoire : de l’enfance à la prise du pouvoir, de l’exercice du pouvoir à l’assassinat. « J’ai parfois dû simplifier et romancer car l’on trouve beaucoup d’informations, dit-il néanmoins. Par exemple, le personnage de Valère Somé m’a permis de résumer le débat et les contradictions de la gauche au Burkina Faso. »

Thmaos Sankara, un rêve brisé© L'Harmatan BD © « Thomas Sankara, un rêve brisé » © L’Harmatan BD

Thmaos Sankara, un rêve brisé© L'Harmatan BD © « Thomas Sankara, un rêve brisé » © L’Harmatan BD

Sombre, comme l’énonce son titre, Thomas Sankara, un rêve brisé se concentre tout particulièrement sur la manière dont les ennemis de Sankara ont planifié son élimination et son remplacement par Blaise Compaoré. Dusio se focalise sur le rôle de la France, aidée en sous-main par l’Ivoirien Félix Houphouët-Boigny. Dans une scène fort savoureuse, le chef de l’État ivoirien propose ainsi à Chantal Terrasson de Fougères de séduire Blaise Compaoré. « Qu’est-ce que tu dirais de te marier à un très bel homme et devenir première dame d’un pays ? dit-il. Déjà regarde le beau gosse. […] Cet homme sera dans… disons deux ou trois ans… le futur président du Burkina Faso. On a déjà commencé à y travailler. »

À l’intègre austérité de Sankara, Dusio oppose un Compaoré homme à femmes, avide de pouvoir, sans pour autant nier l’amitié réelle qui exista entre eux. Averti plusieurs fois par son entourage, Sankara semble ne pas avoir voulu voir, ou accepter, que la mort pouvait venir de lui. Était-il suicidaire ou trop confiant en la force de ses idées ? « Je veux croire qu’il continuait de penser que l’on peut avancer sans avoir à éliminer ses adversaires physiquement », soutient Dusio.

Vision non hagiographique

Moins dense, mais aussi moins sombre, l’album Thomas Sankara, rebelle visionnaire propose des allers-retours temporels questionnant la modernité du combat révolutionnaire. Jeune fille métisse d’une dizaine d’années, Léa-Thomas s’interroge sur l’idée saugrenue qui a conduit ses parents à lui donner ce prénom peu commun mélangeant le masculin et le féminin et qui lui vaut, parfois, des moqueries de ses camarades. Déterminée, elle finit par obtenir des réponses sur ce fameux « Tom Sank » qu’elle trouve « trop stylé ». « Nous avons cherché à voir à travers les yeux de cette enfant les aspects les plus importants et les plus intéressants de la trajectoire de Sankara, sans que ce soit trop hagiographique », précise Pierre Lepidi.

Puisant grosso modo dans les même sources, les deux ouvrages reviennent sur les événements les plus marquants de la vie de Sankara, sur ses idées les plus visionnaires, sans l’épargner pour autant, optant pour un portrait nuancé. Ainsi, le père de Léa-Thomas, lui-même burkinabé, lance : « Son intégrité l’a conduit au cimetière ! Et si tu crois que c’était facile de vivre avec lui, tu te trompes. Il était trop rigide, trop extrême avec les siens. » Plus tard, il confie même à sa compagne : « Lorsque je repense aux erreurs commises par Sankara, je n’arrive pas à oublier ni à pardonner. »

De cet entre-deux qui gouverne les deux BD émerge un portrait qui semble juste mais, surtout, une explication convaincante sur les causes de sa mort. Car il n’y avait pas que l’ancienne puissance coloniale ou le voisin ivoirien qui pouvaient s’inquiéter de sa rigueur, de sa détermination, de son influence ; certains Burkinabè, sans doute les plus favorisés, pouvaient eux aussi se sentir menacés par son envie de rebattre les cartes. Quelques jours avant sa mort, Sankara prononce cette phrase qui résume sa position : « Le fond du problème, c’est qu’ils veulent bouffer et que je les en empêche. » Convaincu que l’« on peut tuer un homme mais pas ses idées », le jeune chef de l’État de l’époque disait : « Tuez Sankara, des milliers de Sankara naîtront. » Il est encore temps d’espérer.

Thomas Sankara, rebelle visionnaire © MARA bulles © « Thomas Sankara, rebelle visionnaire » © MARA bulles

Thomas Sankara, rebelle visionnaire © MARA bulles © « Thomas Sankara, rebelle visionnaire » © MARA bulles

Thomas Sankara, un rêve brisé, de Franco Dusio, Marco Forte et Luca Occhetti, éd. L’Harmattan BD, 116 pages, 17,90 euros.

Thomas Sankara, rebelle révolutionnaire, de Pierre Lepidi, Françoise-Marie Santucci, Pat Masioni, éd. Marabout – collection Marabulles, 160 pages, 23,95 euros.

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