« Évocation d’un mémorial à Venise », récit de la mort d’un réfugié érigée en symbole

Alors que Lampedusa voit les flux de migrants s’intensifier, Elgas conseille la lecture de l’émouvant roman du Marocain Khalid Lyamlahy, sur le suicide par noyade, à Venise, d’un jeune migrant gambien, Pateh Sabally. Un texte qui résonne comme un manifeste.

Venise © ANDREA PATTARO/AFP.

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  • Elgas

    Chercheur associé à l’IRIS, journaliste, écrivain et docteur en sociologie

Publié le 24 septembre 2023 Lecture : 2 minutes.

Le jeune Pateh Sabally a quitté la Gambie la tête pleine de rêves. La fortune l’a d’abord béni, le laissant triomphant face aux tracas du voyage vers l’Europe. L’infortune l’a ensuite saisi, le conduisant à se jeter dans le grand canal de Venise un jour froid de 2017. Au bout d’un tunnel d’horreur, une brève respiration, et la noyade fatale. Souffle d’un instant et durée de vie éphémère d’un espoir.

« Fait d’hiver »

Que sait-on de lui ? De ses aspirations profondes, de sa vie auparavant, de ses amis, de ses chagrins ? La vie du jeune homme est devenue un fait d’hiver, une statistique, une anecdote. Son visage, indistinct dans le flux des milliers d’exilés destinés à accoster en Europe, le regard obscurci par la peur et l’effroi.

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Face à la déferlante, l’oubli est souvent le parti pris le plus simple, le plus commode. Comment pleurer un mort que l’on ne connaît pas ? Un inconnu, débarrassé d’affect, expurgé de ces ressorts précieux qui tissent les liens de la communauté humaine ? Khalid Lyamlahy, avec une sublime témérité, réussit cette prouesse. Son roman, fort, poétique, emballant, redonne une digne sépulture à Pateh Sabally.

Dans un texte ouvragé, l’auteur marocain suit le cours de la vie du jeune homme, remonte le fil jusqu’en Gambie, pose des hypothèses, exploite la palette de la fiction et de l’enquête. Il y singularise un homme, l’écarte du flux massif et indifférencié, et lui redonne ainsi toute son ampleur et sa plénitude, sa place et sa profondeur d’être humain. C’est la force de cette reconstruction minutieuse, qui s’entiche du détail, touche à l’émotion et refait de l’empathie le socle de la vie humaine. Le sac à dos qu’il portait, compagnie chaleureuse et trésor de sa vie, devient le coffre-fort d’une intrigue romanesque riche, qui au gré de l’inspiration de l’auteur recompose les paysages géographiques et psychiques du jeune homme.

Refus de céder à l’indifférence

Divisé en trois parties, ingénieusement nommées Les Eaux, Les Cris, Les Mots, le roman interroge le passé et le passif des lieux : la métaphore de l’eau de Venise, romantique jusqu’à la tragédie, les cris et leurs faux échos, peu de choses face à l’indifférence. Des mots pour rassembler les facettes et les bribes de vie du défunt, et pour esquisser les discours qui entourent son plongeon final, circonspects, coupables, incrédules ou bienveillants. Renseignée, documentée, alliant la force de l’évocation poétique à la rigueur de la vraisemblance, cette fiction augmente le réel.

Elle nous attrait tous à la barre pour voir l’évidence de la banalité du mal que nos bonnes consciences souhaitent évacuer. Avec une élégance dans le doigt pointé, jamais accusateur, le mémorial offert à Pateh Sabally devient un cimetière humaniste de la décence, offert à des milliers de ses frères frappés par la malédiction.

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À l’heure où Lampedusa voit les flux s’intensifier, et les drames qui en découlent se multiplier, le livre de Khadid Lyamlahy se pose en manifeste urgent. Là où les politiques échouent, sa littérature remet au cœur des enjeux ces transports affectifs qui, l’air de rien, valent et subliment toute la bienveillance d’un monde qui refuse de céder à l’indifférence.

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Évocation d’un mémorial à Venise, de Khalid Lyamlahy, Présence Africaine, 172 p., 12

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