© Montage JA; Wikipedia; DR
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Jamaïque, 1760 : les stratèges africains de la Côte d’Or reprennent leur sort en main

Au XVIIIe siècle, la Jamaïque est le théâtre d’une révolte d’esclaves venus majoritairement du continent. Elle dure un an et demi et certains la considèrent comme l’une des plus importantes batailles de la guerre de Sept Ans.

Publié le 24 octobre 2023 Lecture : 6 minutes.

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Serie Revoltes des esclaves
© Montage JA; Photo12/Alamy/Science History Images; De Agostini/Leemage; Wikipedia
Issu de la série

Non, les esclaves n’étaient pas des victimes passives !

À l’occasion de l’exposition de Raphaël Barontini au Panthéon, Jeune Afrique vous propose une série historique sur les plus importantes révoltes d’esclaves à travers le monde depuis le IXe siècle.

Sommaire

LES GRANDES RÉVOLTES D’ESCLAVES (5/8) – Depuis quatre ans déjà, un conflit de longue haleine, qui sera ensuite surnommé « la guerre de Sept Ans », oppose plusieurs puissances européennes. Nous sommes en 1760, la Grande-Bretagne et la Prusse combattent la France, la Russie, l’Autriche, la Suède, l’Espagne et la Saxe. La traite négrière ralentit, faute de bateaux disponibles, et en Jamaïque, colonie britannique, les planteurs de canne à sucre commencent à manifester leurs craintes : les vivres sont moins bien acheminés jusqu’à l’île, une impression désagréable d’abandon se fait sentir…

Petit à petit, les inquiétudes se diffusent dans les plantations et parviennent aux oreilles de ceux qui y triment. Lesquels comprennent qu’en de pareils temps, les troupes sont moins nombreuses et les opportunités de se libérer plus favorables. C’est de ce terreau que naît l’un des plus célèbres soulèvements d’esclaves africains : la révolte de Tacky, à Pâques, en 1760.

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« Des militaires et des stratèges africains expérimentés »

« En réalité, ce que l’on appelle la révolte de Tacky comprend trois insurrections qui se sont succédé à divers endroits de l’île sur une période de 18 mois », prévient la professeure émérite de l’Université de Genève Aline Helg. Spécialiste de la diaspora africaine dans les Amériques, elle est l’auteure de Plus jamais esclaves. De l’insoumission à la révolte, le grand récit d’une émancipation (La Découverte, 2016). « Début avril 1760, dans le nord de l’île, une petite centaine d’esclaves marchent sur un fort militaire de la paroisse de Saint-Mary. Ils l’attaquent, tuent la sentinelle, prennent armes et munitions et reviennent sur leurs pas pour mobiliser davantage de rebelles. Puis ils se rendent dans des plantations auxquelles ils mettent le feu après avoir assassiné les hommes blancs qui s’y trouvaient », poursuit l’historienne.

D’après l’historien Vincent Brown, auteur de Tacky’s Revolt, The Story of an Atlantic Slave War, le prénommé Tacky mène environ quatre cents hommes, qui sont majoritairement des « Coromantee » (« Coromantins »). Ils viennent de la Côte d’Or, qui correspond à l’actuel Ghana et à la Côte d’Ivoire. « Brown montre que lorsqu’ils ont été déportés comme esclaves, ces hommes avaient une expérience des guerres africaines, renforcée ensuite par la traversée traumatique de l’Atlantique sur les navires négriers, puis par l’exploitation brutale vécue dans les plantations, au point de se créer une nouvelle identité, celle de Coromantee, du groupe des Akans, avec un statut supérieur à celui des autres groupes réduits en esclavage. D’ailleurs, il est fort possible que les planteurs eux-mêmes les aient eux aussi considérés comme des esclaves supérieurs, puisqu’ils les plaçaient souvent aux postes de contremaîtres ou de cochers. Brown analyse les révoltes d’esclaves de la Jamaïque en les replaçant dans le contexte atlantique et en considérant leurs acteurs comme des militaires et des stratèges africains expérimentés. Ce qui était le cas de Tacky, initiateur de la révolte », poursuit Aline Helg.

Immortels grâce aux obeah men

Pour que cette première rébellion prenne forme, Tacky a disposé d’un autre appui. Celui des « obeah men », une sorte de maîtres spirituels d’une religion syncrétique, pendant du vaudou. C’est ce ciment de croyance qui aurait permis d’unir les esclaves rebelles, persuadés d’être protégés par une puissance supérieure. « Les obeah men auraient enduit les insurgés d’une poudre censée les protéger contre les attaques des Blancs, les rendre immortels », détaille Helg. C’est d’ailleurs à cette croyance que les Britanniques s’attaquent en premier lieu. L’une des premières victimes de la répression est une figure religieuse : l’homme est tué et sa mort mise en scène par les Britanniques afin de dissuader les esclaves de poursuivre la lutte.

La révolte est très vite matée par les forces de l’Empire, grâce à l’association contre nature de trois acteurs : les milices des planteurs, l’armée arrivée en renfort par bateau et… les marrons, d’anciens esclaves enfuis établis dans des communautés montagneuses qui, en échange de la liberté et de la paix, collaborent avec les Britanniques pour capturer les fugitifs. Très vite, ce premier épisode de la rébellion prend fin : mi-avril 1760, Tacky est tué, une partie de ses hommes retourne dans les plantations, une autre se suicide, et la dernière frange est massacrée.

Monument en mémoire de la révolte de Tacky, en Jamaïque. © Wikipédia

Monument en mémoire de la révolte de Tacky, en Jamaïque. © Wikipédia

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« La répression est épouvantable : ils sont arrêtés, jugés lors de très sommaires procès, pendus, brûlés vifs, suspendus à des chaînes jusqu’à ce que mort s’ensuive… Ceux qui ne meurent pas sont déportés et vendus au Honduras britannique pour exploiter les forêts d’acajou », précise Aline Helg. Si cette répression met fin au premier soulèvement, une deuxième révolte éclate en mai 1760, peut-être liée à celle de Tacky. Elle va durer jusqu’à la fin d’août 1760.

Cette fois, nous sommes à l’extrême-ouest de l’île, dans la paroisse de Westmoreland. « Le soulèvement est beaucoup plus massif, des centaines d’esclaves se révoltent, incendient des plantations et tentent de se réfugier dans les montagnes, parfois avec femmes et enfants. À nouveau, ils sont traqués par les milices, l’armée et les marrons, qui les répriment avec une extrême violence, mais une partie des rebelles parvient tout de même à prendre la fuite. »

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« La plus formidable de toutes les rébellions »

Le troisième épisode prend forme en septembre 1760, cette fois dans le sud-ouest de l’île, dans les paroisses de Saint-Elizabeth et Clarendon. Elle est menée par les survivants de la précédente révolte, qui s’organisent en petites bandes de guérilla autour d’un esclave appelé Simon. Cette insurrection est la plus surprenante, car lorsqu’elle éclate, les Britanniques sont persuadés d’en avoir fini avec les rébellions au point que le gouverneur a brièvement levé la loi martiale, à la mi-août. C’est aussi la révolte la plus longue, elle court sur un an, l’ordre n’étant rétabli qu’à l’été 1761 », décrypte Aline Helg.

L’historien ne peut reconstituer cette révolte qu’à partir du point de vue des Blancs au pouvoir

De cet événement, on ne sait pas grand-chose qui vienne de l’intérieur. « On n’a pratiquement pas la voix des rebelles », observe l’historienne. Les deux sources principales ayant permis de retracer les faits sont un ouvrage écrit peu de temps après par un administrateur et fils de planteur, Edward Long, en 1774. Il raconte que, sans l’intervention du gouverneur, il aurait pu s’agir de « la plus formidable de toutes les rébellions » et qu’elle aurait pu faire perdre la Jamaïque aux Britanniques. L’autre est une Histoire de la Jamaïque, du planteur et politicien Brian Edwards, parue en 1794, en pleine Révolution haïtienne.

« Il existe aussi de nombreux rapports du gouverneur, des militaires et des planteurs, avec pour effet pervers que l’historien ne peut reconstituer cette révolte qu’à partir du point de vue des Blancs au pouvoir », précise Aline Helg. En tout, la répression a entraîné la mort, souvent atroce, de 500 esclaves, et la déportation et vente de 500 autres hors de la Jamaïque. Les rebelles, quant à eux, ont tué une soixantaine de Blancs et autant de Noirs, marrons ou esclaves ennemis.

Mystères et énigme

Plusieurs mystères continuent de planer. D’abord, on ne connaît pas les objectifs de ces soulèvements : « S’agissait-il pour les rebelles de constituer des communautés de marrons ? Ou pour les Coromantee de prendre le pouvoir sur l’île et d’y maintenir en esclavage ceux qui ne faisaient pas partie de leur groupe ? S’agissait-il de trois révoltes autonomes ou d’un enchaînement logique de rébellions ? Nous n’avons pas les réponses », tranche Aline Helg. Autre énigme, pourquoi la révolte de Tacky est-elle considérée comme l’une des plus importantes, alors même qu’elle n’a concerné que très peu d’esclaves au regard de leur nombre total en Jamaïque ?

L’historienne rappelle qu’on estime qu’ils étaient entre 1 500 et 1 600 rebelles sur un total de 150 000 à 160 000 esclaves sur l’île, soit environ 1 %. « Ce n’est pas massif, quand on compare ces chiffres à d’autres révoltes… C’est une rébellion qui a enflammé les imaginaires, qui peut-être avait le potentiel de devenir énorme, mais qui est concrètement restée limitée à quelques paroisses sur les 19 que comptait la Jamaïque. À l’inverse s’est déroulée en 1763 une révolte de bien plus grande ampleur, celle de la colonie néerlandaise de Berbice, qui demeure encore à ce jour peu connue, malgré les travaux récents de l’historienne Marjoleine Kars », conclut Aline Helg.

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