Génocide des Tutsi au Rwanda : les époux Gauthier, infatigables traqueurs de criminels
Avec « Rwanda, à la poursuite des génocidaires », Thomas Zribi et Damien Roudeau proposent un roman graphique profondément humain sur l’horreur de 1994 et le travail de Dafroza et Alain Gauthier pour en épingler les responsables.
Il y a trois ans, en août 2020, la plateforme Netflix diffusait une série de documentaires intitulée « World’s Most Wanted », racontant la traque de cinq grands criminels à travers le monde – notamment celle du dernier parrain de la mafia sicilienne, Matteo Messina Denaro. Parmi les journalistes de Nova Production à l’origine de cette idée, Thomas Zribi a réalisé l’épisode consacré à Félicien Kabuga, considéré comme le financier du génocide des Tutsi du Rwanda.
Aujourd’hui, c’est ce même Thomas Zribi qui cosigne avec le dessinateur Damien Roudeau un roman graphique intitulé Rwanda, à la poursuite des génocidaires (Les Escales / Steinkis / Témoins du monde). Le génocide de 1994 y est décrypté à travers le combat de Dafroza et Alain Gauthier (membres fondateurs du Collectif des parties civiles pour le Rwanda) qui, sans relâche, traquent les génocidaires et leurs complices.
Accueil complaisant de la France
Dans sa préface à la bande dessinée, le romancier-chanteur Gaël Faye écrit à leur propos : « Sans leur infatigable engagement au service de la justice, les Rwandais soupçonnés de génocide et complaisamment accueillis sur le sol français couleraient des jours tranquilles au pays des droits de l’homme et aucun procès contre des génocidaires rwandais n’aurait lieu en France. « On ne devrait pas faire ce travail », nous disent Alain et Dafroza Gauthier dès les premières images de cette histoire. Il est incompréhensible que des citoyens ordinaires se retrouvent seuls à porter la charge d’un tel combat. »
Cette énergie qu’ils ont, on ne peut qu’avoir envie de la raconter
C’est la maison d’édition Steinkis qui a contacté Thomas Zribi, après avoir vu son documentaire, pour lui proposer d’écrire un scénario sur le « dernier génocide du XXe siècle ». « J’ai proposé de l’axer sur les Gauthier, raconte le journaliste. Je les connaissais un peu, car ils m’avaient aidé pour le film et j’ai pu les suivre pendant une dizaine de jours au Rwanda, à l’automne 2021, alors qu’ils enquêtaient sur plusieurs hommes réfugiés en France et soupçonnés d’avoir participé au génocide des Tutsi. »
De la même manière, Damien Roudeau a été contacté par Steinkis pour assurer le dessin. « Cela allait dans le sens de deux de mes albums précédents, qui évoquent le destin de citoyens ordinaires confrontés à la grande histoire, souligne-t-il. J’ai senti que ça allait bien marcher avec Thomas Zribi et avec les Gauthier. Cette énergie qu’ils ont, on ne peut qu’avoir envie de la raconter. »
Allers-retours entre passé et présent
Cela ne se remarque pas à la lecture, mais Damien Roudeau a réalisé tout l’album sans se rendre une seule fois au Rwanda. « J’ai travaillé à partir du texte de Thomas, mais aussi à partir de ses photos et de ses vidéos, explique-t-il. Je me suis aussi constitué un important corpus d’archives, j’ai assisté à deux des procès qui se sont tenus à Paris. Thomas m’a laissé très libre dans la mise en scène de l’ensemble. »
Ces pages sombres concernent aussi l’histoire de France
Habilement maîtrisés, le dessin comme le rendu des ocres et des verts, et les jeux de superposition, saisissent personnages et paysages dans un flux dramatique, en allers-retours répétés entre passé et présent. Si Roudeau a travaillé uniquement sur Ipad, l’influence de l’ordinateur ne se laisse guère sentir. « Je ne connaissais pas Damien Roudeau, commente Zribi. Il a fait un énorme boulot de journaliste, il s’est beaucoup renseigné sur le sujet et s’est montré très délicat, attentif à chaque virgule. »
Il faut dire qu’en France, où la responsabilité de l’État est en jeu, le sujet divise et il faut être vigilant pour chaque mot, chaque image posée sur le papier. Lors d’une dédicace, Damien Roudeau a essuyé de vives critiques de la part de lecteurs agacés… « L’histoire du génocide des Tutsi a été beaucoup racontée, mais j’ai senti qu’il fallait la raconter encore et encore face aux théories complotistes et négationnistes, qui ont la vie dure. Il y avait nécessité d’un ouvrage assez complet et pédagogique. Pour ma part, j’interviens beaucoup dans les collèges et les lycées où les jeunes n’ont pas entendu parler de ces pages sombres, qui concernent aussi l’histoire de France. »
Le rôle de la France avant, pendant et après 1994
Suivre les Gauthier dans leur mission, qui est aussi leur vie, permet à Zribi et Roudeau de retracer toute l’histoire du génocide, en insistant sur le poids de la colonisation européenne dans sa maturation – et sur le rôle de la France avant, pendant et après l’année 1994. La grande réussite du livre repose sur sa capacité à articuler histoire globale et histoires individuelles. La voix des victimes résonne encore longtemps après la lecture.
Mais ce que l’on retient aussi, c’est le peu d’entrain des autorités françaises pour juger les responsables. « Je ne soupçonne pas la justice d’être lente, confie Thomas Zribi. C’est un boulot monstrueux qui prend beaucoup de temps. Mais je pense aussi que s’il a fallu vingt ans pour que soient jugés certains responsables, c’est parce que les autorités n’ont pas mis suffisamment de moyens pour permettre à la justice d’avancer. Certains génocidaires n’ont pas été extradés et, côté politique, la chasse aux responsables n’était clairement pas une priorité. »
Prudents dans leur approche, les deux auteurs signalent à plusieurs reprises que certains acteurs évoqués dans leur album restent, à ce jour, présumés innocents, puisqu’ils n’ont pas été condamnés définitivement par la justice. C’est notamment le cas de Philippe Hategekimana, dit Biguma, ancien gendarme rwandais naturalisé sous le nom de Philippe Manier, qui a été condamné à la perpétuité en première instance, fin juin 2023, mais a fait appel de cette décision. Son procès et le long travail du couple Gauthier feront l’objet d’un autre film documentaire de Thomas Zribi (avec Stéphane Jobert), diffusé le 16 octobre prochain sur La Chaîne parlementaire (LCP). Il porte le même titre que la bande dessinée.
Rwanda, à la poursuite des génocidaires, de Thomas Zribi et Damien Roudeau, préface de Gaël Faye, Les escales / Steinkis / Témoins du monde, 188 pages, 24 euros
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