L’Afrique doit garantir la crédibilité du Conseil des droits de l’homme
Dans les prochains jours, la Russie pourrait réintégrer le CDH des Nations unies. Une mauvaise farce pour Hassan Shire et Adriano Nuvunga, qui exhortent les pays africains à lui barrer la route.
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Hassan Shire
Directeur exécutif de l’organisation DefendDefenders (East and Horn of Africa Human Rights Defenders Project) – Président du Réseau panafricain des défenseurs des droits humains (AfricanDefenders).
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et Prof Adriano Nuvunga
Président du Réseau mozambicain des défenseurs des droits humains (RMDDH) et du Réseau des défenseurs des droits humains en Afrique australe (SouthernDefenders).
Publié le 4 octobre 2023 Lecture : 7 minutes.
Le 10 octobre prochain, lors de l’Assemblée générale de l’ONU, les 193 États membres, dont 54 États africains, éliront les nouveaux membres du Conseil des droits de l’homme. Pour l’Europe de l’Est, trois candidats se disputeront deux sièges : la Russie sera opposée à l’Albanie et à la Bulgarie, deux pays beaucoup plus petits.
Compte tenu de la poursuite de la guerre d’agression que la Russie mène contre une nation indépendante, l’Ukraine, la candidature de Moscou apparaît comme une hérésie. Voir la Russie élue au Conseil des droits de l’homme par la communauté internationale constituerait une énorme farce. Ce serait, à peu de choses près, comme si un harceleur était invité à une classe de neige peu de temps après que l’école a adopté une politique anti-harcèlement.
Désastre en vue
Au cours de ses 17 années d’existence, le Conseil des droits de l’Homme a été confronté à plusieurs crises de crédibilité. Des États au bilan douteux en matière de droits humains, dont l’Arabie saoudite, la Chine et l’Érythrée, ont été élus membres – certains à plusieurs reprises. Leur élection a tourné en ridicule les critères d’appartenance au Conseil, notamment celui enjoignant aux États membres d’observer « les normes les plus strictes en matière de promotion et de défense des droits de l’homme ». En 2022, le CDH a rejeté un projet de résolution sur les abus commis par la Chine à l’encontre des Ouïghours. L’année précédente, il a inopportunément mis un terme à une enquête sur la guerre sanglante qui a lieu au Yémen. Ces échecs reflètent la polarisation croissante de l’ONU.
Le test auquel le Conseil des droits de l’homme sera confronté cette année est sans doute le plus difficile qu’il ait eu à affronter jusqu’à présent. Une candidature russe couronnée de succès, un an après l’expulsion du pays de l’enceinte du Conseil, serait un désastre sans précédent. Les défenseurs des droits humains, les observateurs de l’ONU et les diplomates en conviendront : l’élection de la Russie porterait un coup fatal à la crédibilité du Conseil. Ceux qui ont connu la Commission des droits de l’homme, l’ancêtre du Conseil, peuvent déjà se représenter les gros titres. L’élection de la Libye à la présidence de la défunte Commission, en 2003, avait eu raison de cette dernière. Trois ans plus tard, sa réputation détruite, elle était remplacée par un nouvel organe.
Le pire n’est pas certain
Depuis sa création, en 2006, le Conseil des droits de l’homme a évité de reproduire les pires pratiques de la Commission. Il s’est abstenu, par exemple, de sélectionner des auteurs d’abus flagrants pour superviser ses travaux. Mais en toute honnêteté, 2006 était une autre époque : la crise avait engendré quelque chose de meilleur. En 2023, les divisions géopolitiques sont telles qu’il est peu probable que le CDH cède la place à un organe plus efficace. Le pire, heureusement, n’est pas certain.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie, tout comme la guerre des États-Unis en Irak en 2003, est l’une des pires violations de la Charte de l’ONU depuis 1945. Sur la scène diplomatique, elle n’a apporté à la Russie aucune récompense – au contraire, la violation de la souveraineté d’un État a un coût politique certain. Depuis le 24 février 2022, à l’Assemblée générale de l’ONU et au Conseil des droits de l’homme, des résolutions sur l’Ukraine ont été adoptées à une écrasante majorité. La plupart des États africains ont voté pour, et une infime minorité (l’Érythrée et le Mali) a voté contre, se rangeant ainsi du côté de la Russie.
Forme d’afro-pessimisme
Les schémas de vote du groupe africain sont clairs : à l’exception des résolutions exigeant des réparations de la part de la Russie ou abordant directement les violations des droits humains commises sur le territoire russe, 27 à 30 États africains se sont systématiquement rangés du côté de l’Ukraine. Dix d’entre eux ont même voté pour la suspension de la Russie du Conseil des droits de l’homme.
Ces tendances vont à l’encontre d’une nouvelle forme d’afro-pessimisme attribuable aux crises sécuritaires et aux changements anticonstitutionnels de pouvoir, du Sahel à la Corne de l’Afrique en passant par l’Afrique centrale. Les guerres et les coups d’État constituent des menaces importantes pour l’« Agenda 2063 » de l’Union africaine et ses aspirations : une Afrique en paix, définie par la bonne gouvernance, la démocratie et le respect des droits humains et de l’État de droit. Pour la plupart des gouvernements africains, et certainement pour tous les citoyens africains, cette vision reste « l’Afrique que nous voulons ».
La clé du vote
Pour que la Russie soit élue membre du Conseil des droits de l’homme, il faudrait qu’une majorité d’États, parmi lesquels des Africains, se range du côté du régime de Poutine. C’est peu probable : en matière de politique étrangère, la plupart des nations font preuve de cohérence. En juin dernier, la Biélorussie, proche alliée de la Russie, n’a pas réussi à se faire élire au Conseil de sécurité des Nations unies. Elle n’a obtenu que 38 voix, contre 153 pour son adversaire, la Slovénie. Il y a là des raisons d’être optimiste. Des risques subsistent cependant – certains objectifs, d’autres circonstanciels. Ce qui est clair, c’est que l’Afrique détient la clé du vote en ce mois octobre. Le continent peut soit provoquer la disparition du Conseil, soit en protéger l’intégrité.
Le premier risque réside dans le fossé entre New York et Genève. Ce qui est important vu du siège suisse du Conseil des droits de l’homme peut sembler secondaire à l’Assemblée générale, où les droits humains ne sont pas au cœur des conversations quotidiennes.
L’histoire des élections au Conseil des droits de l’homme est bien connue : les arrangements politiques pèsent plus lourd que les critères de respect du droit international. Lors des élections aux organes onusiens, les États échangent des voix, souvent de manière opaque, et le Conseil des droits de l’homme n’échappe pas à cette règle. En outre, la pratique des « listes fermées » (« closed slates ») réduit souvent à néant les perspectives de concurrence fondée sur le mérite. En un mot, les élections au Conseil des droits de l’homme sont autant guidées par les droits humains que Carl von Clausewitz était guidé par la naïveté lorsqu’il a écrit De la guerre.
Deuxièmement, les deux candidats en concurrence avec la Russie, l’Albanie et la Bulgarie, sont confrontés à des problèmes logistiques. Ils n’ont que très peu d’ambassades en Afrique et en Asie, les deux régions qui disposent du plus grand nombre de voix à l’Assemblée générale de l’ONU. Par conséquent, leur capacité de mobilisation est limitée.
Troisièmement, si la plupart des États se sont rangés du côté de l’Ukraine pour défendre sa souveraineté et son intégrité territoriale, la Russie n’est pas complètement isolée. Dix-sept chefs d’État africains ont participé au sommet Russie-Afrique en juillet 2023. C’est moins que lors du précédent sommet mais parmi eux se trouvaient des présidents de grandes puissances africaines, dont le Cameroun, l’Égypte, le Sénégal et l’Afrique du Sud. Plusieurs chefs de gouvernement étaient également présents.
L’Afrique, faiseuse de rois
La plupart des États africains ne sont pas prêts à rompre leurs liens avec la Russie, qui a succédé à l’Union soviétique, allié fondamental de la lutte pour la décolonisation. Dans une certaine mesure, le discours de Poutine sur la construction d’un monde « multipolaire » est efficace. Indépendamment de la mauvaise foi avec laquelle il est propagé, il trouve un certain écho dans nombre de pays du Sud, qui voient d’un bon œil les tentatives d’instaurer une gouvernance internationale plus démocratique.
Enfin, contrairement à l’élection récente au Conseil de sécurité, les candidats alignés sur la Russie ont réussi à s’imposer dans certains organes onusiens. C’est le cas au sein d’un comité confidentiel, mais stratégique, le Comité consultatif pour les questions administratives et budgétaires (CCQAB) : en août 2022, un diplomate russe a succédé à un autre membre russe du comité. Le siège temporairement vacant est resté à la Russie, qui s’est fait réélire face à un candidat ukrainien. S’il ne s’agit pas de tirer de conclusions définitives de ce vote, il peut faire office de piqûre de rappel : l’élection de la Russie au Conseil des droits de l’homme n’est pas un scénario impossible.
Stabilité et cohérence
Les positions des États d’Asie, d’Europe et d’Amérique latine semblant stables, c’est à l’Afrique qu’il revient de prendre la décision. Comme DefendDefenders l’a montré dans un rapport de 2022, le groupe africain détermine souvent les résultats des votes dans les organes de l’ONU. Il en ira de même pour les élections au Conseil des droits de l’homme en 2023.
La stabilité et la cohérence seront synonymes de victoire pour l’Albanie et la Bulgarie. Des changements de position de la part d’États africains signifieront que la Russie pourrait être de retour. Pour éviter ce désastre et aider le Conseil à protéger son intégrité et sa crédibilité, il suffit de peu de choses. Il n’y a même pas besoin de voter contre la Russie ; il suffit de cocher les noms des deux autres candidats sur le bulletin de vote qui se sont opposés, comme de nombreux États africains, à l’attaque flagrante de la Russie contre la souveraineté de l’Ukraine et la Charte des Nations unies. Il faut être cohérent et soutenir la vision et les aspirations de l’Agenda 2063 de l’Union africaine.
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