Mehdi Ouraoui : « J’écris mieux le français que toute la famille Le Pen réunie »

Auteur d’essais et de discours, le Palois d’origine algérienne passe à la fiction en ressuscitant le chanteur Rachid Taha, pour une exploration approfondie de la société française dans toute sa diversité.

© Polo Garat/Leextra via Opale Photo

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Publié le 8 octobre 2023 Lecture : 7 minutes.

Mehdi Ouraoui avait jusque-là publié des essais politiques comme Marine Le Pen, notre faute, Le président de l’outrage (à propos de Nicolas Sarkozy), Les grands discours socialistes français du XXe siècle, préfacé par François Hollande, et Les grands discours sur l’Europe, préfacé par Stéphane Hessel. Dans un autre registre, il s’était essayé à la fiction avec L’ultime discours, dans lequel il imaginait le texte de démission d’Emmanuel Macron de la présidence de la République. Mon fantôme est le premier roman de l’auteur franco-algérien né à Pau en 1981, qui y souligne sa chance d’être aussi « béarnais, bascophone, profondément européen et citoyen du monde ».

Rachid Taha dans un abribus

Le point de départ de Mon fantôme est détonant : Rachid Taha apparait à Mehdi dans un Abribus de Paris et le charge d’annoncer sa résurrection au monde. Le chanteur algérien mort en 2018 suit le professeur de latin dans son quotidien sans que personne d’autre ne le voie. Mehdi Ouraoui dresse le portrait d’un quinquagénaire à la croisée des chemins : divorcé de sa femme Cécile, bousculé par la rébellion de sa fille militante Norah, affecté par l’éloignement géographique et émotionnel de son fils Jalil parti étudier à San Francisco, remis en question dans son enseignement au sein d’un prestigieux lycée parisien, remué par sa rencontre avec la jeune photographe Zélie et au centre de l’intérêt médiatique grâce à sa traduction d’un recueil de lettres d’amour écrit par Ovide…

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Avec un humour décapant, Mehdi Ouraoui pose un regard grinçant sur la société, ses nouveaux modes de vie, sa grammaire, ses modalités de lutte, son conflit des générations… Le ton décalé du héros et ses échanges savoureux avec Rachid Taha cachent une fêlure qui ne se révèle qu’à la toute fin de l’intrigue. Au gré des situations qui ne manquent pas de sel, le romancier aborde des sujets de société comme le racisme, l’antisémitisme, l’islamophobie dans la France marquée par les attentats qui ont frappé son sol en 2015.

Jeune Afrique : Comment vous est venue l’idée de ce premier roman ?

Mehdi Ouraoui : Je voyais des citoyens, partout, démunis face à un monde qui tourne souvent trop vite et qui décidaient de tout stopper : les jeunes de la Place Tahrir, de Nuit Debout, d’Occupy Wall Street, les Gilets jaunes… Mon roman parle de cela : comment un homme simple peut résister à des événements trop grands, parfois trop violents, pour lui. Je voulais aussi un vrai roman de l’imaginaire, avec un fantôme, une aventure.

Quelle part de vous y a-t-il en Mehdi, le personnage de votre roman ?

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Mehdi c’est moi, c’est vous, c’est celui ou celle qui lit. Je voulais un narrateur français arabe normal, pas cliché, auquel tout le monde peut s’identifier.

Pourquoi avoir choisi de « ressusciter » Rachid Taha dans votre roman ?

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Rachid Taha, c’est la bande-son de mon enfance et de mon adolescence, une musique rebelle à la fois française, arabe et world. Et ça m’agaçait un peu qu’un si grand artiste soit si vite oublié.

Vous citez Rachid Taha lors d’un grand concert organisé par SOS Racisme en 1985 : « Y en a qui grincent des dents ? On peut toucher au patrimoine ? C’est le nôtre aussi. On peut le chanter, nous, Charles Trenet. Oui ou non ? Ce “nous” lâché par un Taha hilare, ce soir-là, m’avait bouleversé. » Les origines paternelles algériennes de Mehdi le condamnent-elles à l’altérité malgré sa nationalité ?

C’est une phrase un peu provoc’ de Taha lui-même, mais plus philosophique qu’il n’y paraît. L’altérité n’est pas le contraire de la nationalité française, c’est peut-être même son socle. Il n’y a pas de Français chimiquement purs, ce serait qui ? Zemmour ? Quelle blague ! Et il n’y a pas de Français de papier : mon père est né à Maghnia, près d’Oran, et j’écris mieux en langue française que toute la famille Le Pen réunie. La France, ce sont des gens différents qui se choisissent, l’altérité dans la fraternité.

Quel regard portez-vous sur l’action de SOS Racisme et sur ce qu’on appelle l’antiracisme moral ?

Je suis mitigé. Je crois à la morale républicaine : ce n’est pas ridicule de dire que, oui, il y a quelque chose de mal, d’immoral, dans le racisme. Malheureusement, les initiateurs de SOS Racisme n’ont pas compris que l’engouement politique pour l’association les dépassait. Ils ont raté l’occasion d’en faire une immense force politique métissée qui aurait pu ou dû remplacer le Parti socialiste au lieu de s’y dissoudre.

En Algérie, Mehdi tombe sur le « Père Blédard », douanier qui l’humilie, et sa fille même lui reproche son mode de vie « intégré » (il boit de l’alcool, mange du porc). Est-ce que « l’entre-deux je », pour citer Souâd Belhaddad, condamne à une forme de double peine ?

La double appartenance comporte ses joies et ses peines, et je note une belle convergence des deux côtés de la Méditerranée pour critiquer les « bi » comme toujours traîtres à l’une de leurs deux patries. Mais au-delà, le dilemme que vous soulignez se pose aussi à tout Arabe qui questionnerait la religion, non ?

Le racisme est une question qui revient dans votre roman à travers des propos tenus dans un bar qui rappellent à Mehdi l’insulte proférée par un camarade de classe de primaire. Le racisme est-il un invariant dans la société française ou pensez-vous qu’il progresse ?

J’ai longtemps cru, comme toute ma génération, que le racisme diminuerait inexorablement. C’était une erreur, il est actuellement d’une violence décomplexée, quotidienne, que je n’anticipais pas. Je me console en observant, à l’inverse, la mixité progresser en France.

Je vous cite : « Quand est-ce que les nouvelles “luttes”, je n’ose pas dire les combats, pour le faux mage végan, le prix du litre du diesel, les toilettes mixtes et la barbarie orthographique sont devenues aussi ridicules, triviales, minuscules et, pour tout dire, aussi bêtes ? » Quel regard portez-vous sur les nouvelles formes de militantisme et ses combats ?

Vous citez le narrateur, pas moi ! Je crois qu’il y a des choses un peu ridicules dans les nouveaux combats mais que la nouvelle génération est infiniment plus inventive que la mienne pour le climat et d’autres causes majeures.

Le plus grand conflit de notre société est-il celui qui oppose les générations ?

Absolument. Je ne supporte plus d’entendre des gens qui ont eu la sécurité de l’emploi, l’accès à la propriété, la retraite à 60 ans et l’insouciance autant climatique que sexuelle donner des leçons aux jeunes qui, à 20 ans aujourd’hui, connaissent les confinements, le retour de la guerre en Europe, la crise écologique…

"Mon fantôme" de Mehdi Ouraoui, Fayard, 270 pages, 19,90 euros. © Fayard/DR

"Mon fantôme" de Mehdi Ouraoui, Fayard, 270 pages, 19,90 euros. © Fayard/DR

Mehdi se pose parfois la question de savoir si le militantisme de sa fille Norah est une conviction profonde ou une simple rébellion qui passera. Sa meilleure amie porte le hijab et elle souhaite faire de l’effeuillage burlesque. Le nouveau militantisme, comme l’antiracisme politique, est-il une rébellion passagère ?

Lorsqu’on est sincèrement révolté par l’injustice, on l’est, je crois, toute sa vie. On peut être révolté, radical, sans renoncer à réfléchir, on peut dénoncer les violences policières en banlieue sans généraliser « All cops are bastards », on peut défendre les droits des musulmans en France sans imposer une croyance fondamentaliste en classe ou au travail, on peut combattre le racisme sans décréter que « tous les Blancs sont privilégiés ».

Mehdi est souvent entre deux attitudes avec sa fille et on a l’impression que les rôles adulte/enfant sont inversés. Et même Cécile, son ex-femme, a une attitude protectrice, presque maternelle avec lui. Mehdi est-il un grand enfant qui a du mal à être père ?

C’est un homme éprouvé par des événements qui font imploser sa famille. Plus généralement, tout homme raisonnable s’interroge sur son attitude de père et ses effets sur les enfants.

Il est aussi question d’antisémitisme à travers le séjour à Auschwitz et l’antisémitisme de son père. L’antisémitisme est-il un point aveugle de la politique française ?

Dans le livre, je parle sans tabou de l’antisémitisme de son père, mais aussi de l’antisémitisme le plus classique à la française, qui n’a pas attendu l’arrivée des Arabes pour sévir. Je crois en effet que les Français, et la gauche, ce qui me désole, sont plus tolérants à l’antisémitisme. Comment expliquer l’oubli total dans lequel est tombé le premier attentat de la longue série qui a suivi : le meurtre des enfants juifs de l’école Ozar Hatorah à Toulouse par le terroriste Merah.

Pouvez-vous nous décrire votre parcours jusqu’à la publication de votre premier roman ?

Je suis né à Pau, dans le sud-ouest de la France. J’ai eu la chance de faire Sciences-Po et d’être admis à l’École normale supérieure de Cachan, puis j’ai écrit des essais, mais aussi les discours politiques de diverses personnalités de gauche. J’ai franchi le pas de la fiction parce que l’imaginaire, la fantaisie, permettent aujourd’hui d’aborder avec plus de distance les grandes questions de notre époque.

Mon fantôme de Mehdi Ouraoui, Fayard, 270 pages, 19,90 euros.

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